Une signature stratégique illumine la filière française des biocarburants : TotalEnergies scelle avec Quatra un partenariat de quinze ans portant sur 60 000 tonnes annuelles d’huiles de cuisson usagées collectées en Europe, qui alimenteront ses bioraffineries hexagonales. 

Vers une nouvelle ère pour la valorisation des déchets gras

Alors que la France poursuit son objectif de neutralité carbone à l’horizon 2050, le recyclage des huiles alimentaires usagées (HAU) devient un maillon déterminant. Longtemps perçues comme un simple rebut, ces graisses trouvent désormais une seconde vie dans les réacteurs de La Mède (Bouches‑du‑Rhône) et, dès 2026, de Grandpuits (Seine‑et‑Marne). Le contrat TotalEnergies‑Quatra propulse ce déchet au rang de ressource critique et sécurise une matière première éligible au SAF (Sustainable Aviation Fuel) et au biodiesel HVO, deux carburants clés pour décarboner la mobilité.

Chiffres‑clé du contrat

  • 60 000 t/an d’huiles collectées 
  • 15 ans de durée ferme (2026‑2041)
  • Approvisionnement 100 % européen
  • Deux bioraffineries françaises converties pour le traitement
  • Contribution directe aux objectifs ReFuelEU (2 % de SAF dès 2025, 6 % en 2030).

Les paramètres essentiels de l’accord TotalEnergies‑Quatra

Le contrat s’articule autour de quatre piliers :

  1. Traçabilité renforcée : chaque lot d’huile collectée est certifié durable selon la norme ISCC EU, répondant aux exigences de la directive RED III transposée le 21 mai 2025.
  2. Logistique intégrée : Quatra assure la collecte de proximité (restaurants, chaînes, agro‑industriels) puis l’acheminement vers ses hubs de filtration avant expédition ferroviaire ou fluviale.
  3. Flexibilité industrielle : la matière première peut être dirigée indifféremment vers La Mède (capacité 500 000 t/an) ou Grandpuits (230 000 t/an SAF) selon les besoins du plan de production.
  4. Visibilité long terme : la durée de 15 ans réduit l’exposition de TotalEnergies aux tensions sur le marché européen des déchets gras, dont les prix ont doublé entre 2021 et 2024.

Le Sustainable Aviation Fuel désigne tout carburant aérien durable capable de réduire d’au moins 50 % les émissions de CO₂ sur l’ensemble de son cycle de vie par rapport au kérosène fossile. Les voies de production incluent : huiles usagées (HEFA), gazéification de résidus forestiers (BtL), alcools‑to‑jet ou carburants synthétiques à base d’hydrogène vert et CO₂ capté (e‑SAF).

Une chaîne de valeur circulaire de la friteuse au réacteur

La collecte débute chez plus de 35 000 restaurants et acteurs agro‑alimentaires hexagonaux. Les camions Quatra, équipés de cuves étanches et de capteurs volumétriques, optimisent leurs tournées grâce à l’IA pour limiter les kilomètres à vide. Sur ses sites de Béthune, Laval et Lyon, l’entreprise retire les impuretés (eau, amidon, fragments alimentaires) et obtient une huile recyclée à 98 % de taux de pureté. Ce pré‑traitement garantit un rendement optimal lors de l’hydrodésoxygénation (HDO) dans les bioraffineries TotalEnergies.

La technologie HVO (Hydrotreated Vegetable Oil) consiste à faire réagir des huiles ou graisses avec de l’hydrogène sous haute température (300‑400 °C) et pression (40‑60 bar) en présence de catalyseurs. Le résultat est un carburant paraffinique sans soufre, compatible à 100 % avec les moteurs diesel existants.

Les sites de La Mède et Grandpuits : deux leviers industriels complémentaires

La Mède, pionnière française du biodiésel HVO, tourne depuis 2019. Au‑delà du marché routier, elle produit depuis début 2025 ses premiers lots de SAF pour les aéroports de Marseille‑Provence et Nice‑Côte d’Azur, réduisant de 80 % les émissions de CO₂ par vol régional.

Grandpuits, en conversion vers une « plateforme zéro pétrole », intègre : une bioraffinerie SAF, une unité de bioplastiques à base d’huiles végétales et une usine de recyclage chimique de plastiques. Démarrage programmé en 2026 : 230 000 t/an de SAF, dont la moitié déjà pré‑achetée par Air France‑KLM via un contrat signé en 2024.

Le saviez‑vous ?

Une tonne de SAF produite à partir d’huiles usagées évite en moyenne 2,8 tonnes d’équivalent CO₂ sur le cycle de vie, soit l’empreinte annuelle d’un Français pour ses déplacements domicile‑travail.

Un marché guidé par Bruxelles : directives RED III et ReFuelEU

La pression réglementaire s’intensifie : depuis le 1er janvier 2025, les États membres doivent transposer RED III, qui fixe à 42 % la part minimale d’énergies renouvelables dans l’industrie d’ici 2030. Pour l’aviation, le règlement ReFuelEU impose 2 % de SAF en 2025 et un bond à 6 % en 2030. La France a transcrit ces objectifs via la loi Climat & Résilience (article 147) et publiera, à l’automne 2025, un décret d’application fixant les quotas par aéroport.

La troisième révision de la directive sur les énergies renouvelables (RED III) élève l’objectif global à 45 % d’ici 2030 et introduit des sous‑cibles : 14,5 % de réduction d’intensité carbone dans les transports et 42 % d’hydrogène renouvelable pour l’industrie. Les biocarburants produits à partir de déchets (catégorie VII) bénéficient d’un double comptage.

Analyse économique : verrouiller l’accès aux matières premières

Le goulot d’étranglement majeur du SAF reste la disponibilité des huiles usagées. Selon l’IFP Énergies nouvelles, la collecte française plafonne à 110 000 t en 2024, soit à peine 30 % du gisement théorique. En sécurisant 60 000 t/an, TotalEnergies concentre plus de la moitié de la ressource mobilisée, distançant Neste et BP. L’accord offre également un avantage prix : un ajustement indexé sur l’indice UEW‑UCOME plutôt qu’un prix spot, limitant la volatilité et protégeant les marges des raffineurs.

Impacts environnementaux et sociétaux

En amont, la collecte locale réduit les émissions de transport ; en aval, l’introduction de SAF dans les réservoirs d’Airbus A320‑neo opérés par Transavia réduit de 370 kg de CO₂ par vol Paris‑Marseille. À l’échelle du contrat : 180 000 t de CO₂ évitées chaque année, l’équivalent des émissions annuelles de 85 000 voitures particulières.

TotalEnergies : cap confirmé sur les carburants bas carbone

Depuis son « Energy Outlook » 2023, la major française place les biocarburants comme l’un des trois piliers de sa décarbonation – aux côtés de l’éolien offshore et de l’hydrogène vert. L’entreprise vise 1,5 Mt/an de carburants renouvelables d’ici 2030 (contre 0,7 Mt en 2024) et dédie 30 % de son budget R&D (1 Md €) aux molécules bas carbone. Ce contrat avec Quatra constitue une pièce maîtresse pour atteindre ces ambitions.

Quatra : la maîtrise logistique comme avantage compétitif

Née en 2006 en Flandre, Quatra s’est implantée en France en 2015 ; elle collecte aujourd’hui dans dix pays et traite 250 000 t d’huiles par an. Sa flotte connectée (400 camions) et sa traçabilité blockchain séduisent les restaurateurs soumis à la REP Huiles alimentaires. La société compte doubler ses volumes français d’ici 2028 grâce au déploiement d’une application de géolocalisation des bacs de collecte.

Paysage concurrentiel et perspectives à l’horizon 2030

Le marché des biocarburants avancés se structure : Neste mise sur son futur site de Porvoo pour DOM‑TOM, Eneos explore la catalyse enzymatique, tandis que Ryanair a sécurisé des lots d’alkanes synthétiques auprès de Repsol. Pour les grands consommateurs, l’enjeu sera de diversifier les sources (huiles, graisses animales, résidus lignocellulosiques) afin de ne pas créer une nouvelle dépendance aux déchets gras.

Défis : disponibilité et certification

Malgré la dynamique, deux défis persistent : l’insuffisance de matières premières et la multiplication des schémas de certification. La Commission européenne reconnaît un déficit de 3 Mt de SAF pour atteindre la cible 2030. Par ailleurs, la coexistence d’ISCC EU, RSB, 2BSvs ou encore REDcert complexifie l’audit des chaînes d’approvisionnement. Une simplification réglementaire pourrait émerger du futur « EU Sustainability Toolbox » attendu en 2026.

Quelles retombées pour la mobilité aérienne française ?

Avec la mise en service de Grandpuits, les aéroports parisiens disposeront d’un gisement SAF local couvrant 10 % de leurs besoins court‑courrier. Couplée aux efforts d’efficacité d’Airbus (A321XLR) et aux plans de renouvellement de flotte des compagnies, la France espère réduire de 5 Mt ses émissions aériennes sur dix ans. Mais la réussite dépendra d’un juste partage de la valeur entre producteurs, compagnies et passagers.

Cap sur une décarbonation plus vertueuse

Le partenariat TotalEnergies‑Quatra illustre la bascule de l’industrie : passer d’une logique d’approvisionnement opportuniste à une stratégie de long terme sur des déchets devenus matières premières stratégiques. En verrouillant dès 2026 une partie significative du gisement européen d’huiles usagées, la major assure la montée en puissance de ses bioraffineries et anticipe les quotas ReFuelEU. La compétition pour l’accès aux flux de déchets s’intensifiera ; seuls les acteurs capables d’offrir traçabilité, capacité industrielle et réseau logistique intégré tireront leur épingle du jeu.

L’alliance de la circulation des déchets et de l’innovation industrielle ouvre une fenêtre décisive pour verdir durablement les transports français et européens.