Le 17 juin 2025, Thales a officialisé un partenariat stratégique avec Turgis Gaillard : l’objectif est de doter le drone MALE AAROK du radar multi‑rôle AirMaster S, afin d’offrir aux armées une chaîne de surveillance 100 % française, depuis la cellule aéronautique jusqu’aux algorithmes d’intelligence artificielle.

Nouvelle alliance technologique pour la souveraineté aérienne

L’annonce n’a rien d’anodin : en agrégeant les savoir‑faire d’un grand groupe coté (Thales, 20,6 Mds € de chiffre d’affaires 2024) et d’une ETI agile (Turgis Gaillard, 75 M€), Paris se dote d’une alternative nationale aux systèmes étrangers, souvent verrouillés par les réglementations américaines ITAR. Cette coopération rebat les cartes du marché MALE européen, longtemps dominé par le MQ‑9 Reaper de General Atomics et, plus récemment, par le Bayraktar Akıncı turc.

Bon à savoir : la notion de souveraineté technologique

Dans l’écosystème défense, « souveraineté » désigne la capacité d’un État à développer, maintenir et faire évoluer un équipement stratégique sans dépendre de licences étrangères. Le couplage AAROK / AirMaster S illustre cette ambition : absence de composants soumis à contrôle extra‑territorial, chaîne logicielle hébergée en France, et maîtrise intégrale de la propriété intellectuelle.

Le portrait du drone AAROK : un MALE à ADN tricolore

Dévoilé au Paris Air Show 2023, l’AAROK affiche 22 m d’envergure, une masse maximale au décollage de 5,5 t et jusqu’à 30 h d’endurance. Sa soute de 1,5 t autorise la combinaison d’armements air‑sol (AASM 250, Akeron MP) et de capteurs haute résolution. La conception repose sur trois principes clés : autonomie logistique (décollage sur piste sommaire de 400 m), modularité capteurs et coût cible réduit (à partir de 7 M€ pièce).

1994 : premiers essais du drone RQ‑1 Predator sur base OTAN.
2006 : intégration des Harfang (EADS) dans l’Armée de l’air.
2013 : livraison des premiers MQ‑9 Reaper aux forces françaises.
2023 : présentation publique de l’AAROK au Bourget.
2025 : accord Thales / Turgis Gaillard pour une version ISR renforcée.

AirMaster S : un radar AESA de génération combat‑cloud

Fruit de dix ans de R&D, l’AirMaster S pèse moins de 75 kg, consomme moitié moins qu’un radar classique et intègre des antennes actives (AESA) à balayage électronique. Capacités clés :

  • Poursuite simultanée de 1 000 cibles de surface ou aériennes
  • Mode SAR à haute résolution pour cartographie centimétrique
  • Intelligence artificielle embarquée réduisant le temps d’identification de 40 %

Initialement certifié sur l’Atlantique 2, il a fait ses preuves au Levant (opération Chammal) et dans l’Atlantique nord face à des sous‑marins russes. Sous l’AAROK, il offrira une portée optimale de 350 km à 25 000 ft d’altitude.

Terminologie : qu’est‑ce qu’un radar AESA ?

Les radars Active Electronically Scanned Array utilisent des milliers de modules émetteurs‑récepteurs capables de changer de direction d’émission en micro‑secondes. Avantage : aucune partie mobile, signatures furtives réduites et capacité à gérer des faisceaux multiples (air, mer, terre) en parallèle.

Analyse économique : retombées industrielles hexagonales

En ciblant un premier lot de dix systèmes AAROK‑ISR, la Direction générale de l’Armement (DGA) injecterait près de 500 M€ dans la Base industrielle et technologique de défense (BITD). La dépense se répartit 60 % en électronique (Thales, Safran, Hensoldt France) et 40 % en structures métalliques et composites (Turgis Gaillard, Mecachrome, Daher). À terme, 250 emplois directs hautement qualifiés pourraient être créés, principalement dans la région Centre‑Val‑de‑Loire où l’avionneur a installé sa ligne d’assemblage.

Pour Thales, la pénétration du marché MALE ouvre une source de revenus récurrents en services (maintenance prédictive, mises à jour IA). Son activité « Systèmes de mission de défense » pourrait engranger 100 M€ annuels supplémentaires dès 2027, selon le broker français Kepler Cheuvreux.

Le CIR couvre 30 % des dépenses de recherche jusqu’à 100 M€, puis 5 % au‑delà. Les prototypes AAROK ont bénéficié de ce levier dès 2022 ; le tandem Thales‑Turgis Gaillard capitalise ainsi sur un avantage concurrentiel fiscal qui réduit le coût net de développement.

Lecture juridique : export, souveraineté et réglementations

Sur le volet légal, l’autonomie revendiquée s’explique : tout composant américain placerait l’AAROK sous la législation ITAR, compliquant la revente à des pays non alignés sur Washington. Le choix d’un turbopropulseur Safran Ardiden 3TP, en lieu et place du Pratt & Whitney PT6, suit la même logique.

Côté français, la Loi de programmation militaire 2024‑2030 impose que 2 % du PIB soient investis dans la défense, soit 413 Mds € sur sept ans ; les drones MALE représentent l’un des cinq « projets d’accélération » identifiés par la DGA. À l’export, la procédure d’autorisation de matériel de guerre (L2335‑2 du Code de la défense) exige un accord interministériel. Les premières cibles pourraient être la Grèce et les Émirats arabes unis, déjà clients des radars Thales.

Concurrence internationale : où se situe le duo français ?

Sur la base de données publiques :

Critère AAROK / AirMaster S MQ‑9 Reaper Bayraktar Akıncı
Endurance 30 h 27 h 24 h
Charge utile 1 500 kg 1 746 kg 1 500 kg
Coût unitaire estimé ≤ 10 M€ 14 M€ 9 M€
Conformité ITAR Aucune Totale Partielle
Radar organique Oui (AESA) Optionnel Oui (AESA turc)

 

Analyse : l’AAROK se positionne en équilibre coût‑capacité, avec une valeur ajoutée majeure : l’intégration native d’un radar multirôle éprouvé. C’est précisément l’élément qui faisait défaut au Reaper, souvent limité à la boule optronique pour la surveillance maritime.

Focus entreprises : qui sont Thales et Turgis Gaillard ?

Thales, groupe créé en 2000 (déjà Thomson‑CSF), emploie aujourd’hui 83 000 collaborateurs dans 68 pays. Ses quatre piliers : défense, aérospatial, cybersécurité et identité numérique. Le radar AirMaster S sort de l’usine de Limours, site centre mondial du radar civil et militaire.

Turgis Gaillard, fondé en 2011 par la fratrie Fanny Turgis et Patrick Gaillard, s’est fait connaître dans le maintien en condition opérationnelle de véhicules blindés. L’entreprise a changé d’échelle avec l’acquisition de l’ancien centre d’essais de Blois, converti en atelier prototypes. L’AAROK est son « moonshot », financé sur fonds propres à hauteur de 20 M€.

Perspectives opérationnelles pour les forces françaises

D’ici 2028, l’Armée de l’air et de l’espace vise la mise en service de deux escadrilles AAROK, stationnées à Cognac – Base 110, déjà équipée de Reaper. Les deux plateformes seraient complémentaires : le Reaper pour la désignation longue portée, l’AAROK pour la surveillance multi‑domaine avec fusion IA.

Le ministère des Armées pourrait aussi déployer l’AAROK dans la zone Indopacifique, où 11 millions km² de ZEE (Zone économique exclusive) française nécessitent une vigilance aérienne continue. Le radar AirMaster S repère un skiff de 8 m à 200 km : un atout face aux trafics illicites dans le canal du Mozambique ou la mer de Chine méridionale.

Scénario 2028 : nacelle SIGINT et liaison optique

Thales envisage déjà d’ajouter au drone une nacelle SIGINT (renseignement électromagnétique) Gallix V3 et une liaison optique In Sat Laser pour décupler le débit de transmission. Ces évolutions resteraient 100 % ITAR‑free.

Au‑delà de la simple coopération industrielle

Plus qu’un contrat, l’accord Thales / Turgis Gaillard constitue un signal fort : la France souhaite sécuriser ses chaînes de valeur critiques pour faire face aux conflits de haute intensité. À l’heure où l’OTAN fixe à 2 % du PIB l’effort minimal de défense, l’accès autonome à la surveillance aérienne longue endurance devient un impératif stratégique. En intégrant IA, électronique de pointe et architecture ouverte, l’alliance pose les jalons d’un écosystème dans lequel PME et grands groupes co‑innovent.

Une trajectoire qui, si elle se confirme, pourrait redéfinir la place de l’industrie française sur le marché mondial des drones militaires.