Quelle est l'évolution des vins sans alcool en France ?
Découvrez comment la France s'adapte aux nouveaux usages des vins sans alcool, entre innovations et opportunités de marché.

La France du vin mute à vive allure. Moins d’alcool au quotidien, plus d’options sans degré, et une industrie qui réorganise ses outils pour coller aux nouveaux usages. Les chiffres progressent lentement côté consommation des ménages, mais la courbe du vin traditionnel s’infléchit. Dans cet entre-deux, des acteurs français articulent innovation, investissement industriel et ancrage territorial pour capter un relais de croissance très concret.
Une sobriété installée dans les usages : ce que montrent les chiffres
Longtemps, le vin a rythmé les repas français. L’époque où l’on buvait couramment 3 à 4 verres par jour appartient désormais au passé : aujourd’hui, un seul verre en moyenne suffit, souvent pas tous les jours. Ce repli n’est pas anecdotique, il s’inscrit dans une transformation profonde des pratiques alimentaires et de la gestion du bien-être.
Le levier sanitaire est évident. Une étude de Santé publique France publiée le 23 janvier 2024 documente une baisse de la consommation d’alcool, notamment quotidienne. Les générations plus jeunes privilégient les moments festifs occasionnels et pratiquent davantage la modération, quand elles ne s’essaient pas à des périodes d’abstinence totale.
Le mouvement Dry January, désormais identifié dans le calendrier de la consommation, accentue l’effet de seuil. Au-delà de janvier, il façonne de nouveaux arbitrages : préserver la convivialité, maîtriser l’apport calorique et la charge mentale, tester des alternatives au goût fidèle.
Dans cet environnement, les vins sans alcool ne pèsent encore que marginalement, moins de 1 % des ventes de vin en France, mais ils gagnent en visibilité. L’offre se densifie, le merchandising s’améliore, les recettes progressent. Le cœur de cible : urbains, actifs, consommateurs attentifs à leur santé, et parents de jeunes enfants souhaitant limiter l’alcool sans renoncer au rituel.
Repères macro utiles aux décideurs
Les dépenses de consommation des ménages ont accéléré en volume de +0,6 % en 2023 à +1,0 % en 2024, tandis que le PIB a progressé de +1,2 % en 2024 (Insee, 2024). Dans le même temps, l’OIV observe une baisse de la consommation mondiale de vin en 2024, affectant la plupart des pays européens (OIV, 2024).
Ce décalage entre légère reprise de la demande globale et recul de l’alcool quotidien dessine un champ d’opportunités. Les distributeurs introduisent des références alternatives, les industriels testent de nouveaux procédés, et les coopératives cherchent des débouchés adaptés aux volumes de leurs adhérents.
Le virage du “sans alcool” accélère : un marché mondial en expansion
La dynamique n’est pas seulement française. Un rapport de Fact.MR évalue le marché mondial des vins sans alcool à 1,8 milliard de dollars en 2022, avec une trajectoire projetée à 5 milliards de dollars en 2032. La croissance s’appuie sur un double moteur : sophistication organoleptique des produits et élargissement des circuits de distribution.
La France suit le mouvement. Dans la grande distribution, l’assortiment progresse, y compris auprès d’enseignes généralistes qui militent pour des “moments de consommation” différenciés. Chez les cavistes, la prescription reste sélective, mais l’offre gagne en légitimité, notamment sur les cuvées premium élaborées à partir de cépages identifiés.
Le segment est encore étroit en valeur, mais il présente un intérêt stratégique élevé pour trois raisons :
- Fréquence d’achat potentiellement plus régulière dans l’année, grâce à une consommation désinhibée des périodes “avec” et “sans”.
- Elasticité prix encore à explorer, avec la possibilité d’un positionnement intermédiaire entre soft premium et vin d’entrée de gamme.
- Effet de halo sur les marques de vin traditionnelles qui déclinent des versions sans alcool, et sur les enseignes qui “éduquent” les linéaires.
À l’export, les signaux sont robustes au Canada, au Royaume-Uni et en Suisse. Les marchés anglo-saxons, friands d’innovations “no/low alcohol”, tirent la profondeur de gamme vers le haut et imposent des standards organoleptiques plus exigeants. La France, elle, mise sur l’authenticité des cépages et la proximité avec les terroirs.
Trois évolutions techniques changent la donne :
- Températures plus basses lors de la désalcoolisation, afin de préserver les esters et terpènes responsables des arômes fruités et floraux.
- Pré-sélection des cépages selon leur comportement après extraction de l’alcool : gestion de l’acidité volatile et maintien du volume en bouche.
- Assemblages ciblés pour compenser la perte de gras et d’alcool, via le travail sur les polysaccharides et l’élevage sur lies fines.
Gouvernance, normes et fiscalité : les règles du jeu pour les producteurs
Le cadre réglementaire européen s’est précisé. Les catégories “désalcoolisé” et “partiellement désalcoolisé” sont désormais harmonisées, avec des exigences d’étiquetage spécifiques. Les vins produits dans l’Union doivent aussi afficher la liste des ingrédients et une déclaration nutritionnelle, avec possibilité de recourir à un e-label pour concentrer l’information et garder une étiquette épurée.
Pour les opérateurs français, l’équation se lit sur trois lignes :
- Conformité d’étiquetage : garantir l’information au consommateur, gérer l’e-label et sécuriser les traductions pour l’export.
- Fiscalité : en dessous de 1,2 % d’alcool par volume, les produits ne sont pas soumis aux droits d’accises sur l’alcool, ce qui améliore leur compétitivité prix par rapport aux vins traditionnellement taxés.
- Communication : éviter toute confusion entre une boisson sans alcool et sa version alcoolisée, au risque d’être requalifiée en publicité indirecte pour alcool. La vigilance s’impose autour des codes visuels et des slogans.
Côté distribution, les enseignes construisent des segments autonomes, souvent à proximité des bulles et softs premium. Les KPI se rapprochent des logiques DPH et soft drinks pour le réassort, tout en gardant des comparables de marge dans l’univers des boissons fermentées.
À contrôler avant commercialisation :
- Mention “désalcoolisé” vs “partiellement désalcoolisé” cohérente avec le degré final.
- Liste des ingrédients et déclaration nutritionnelle conformes aux exigences, avec l’énergie visible sur l’étiquette physique et le reste accessible via e-label lorsqu’il est utilisé.
- Pays d’origine, appellations et références aux cépages conformes aux cahiers des charges et à la réglementation.
- Traductions fiables pour la mise en marché multilingue.
Au cœur du gers, une offensive industrielle change d’échelle
Le Gers s’invite dans la carte de l’innovation. En 2023, la coopérative Vivadour, qui fédère environ 400 viticulteurs, est entrée au capital de la start-up Moderato. Cette alliance mêle savoir-faire viticole, capacité d’investissement et agilité produit, avec un objectif clair : transformer un segment de niche en relais de croissance régional.
Juin 2024 marque l’inauguration du Chai Sobre à Vic-Fezensac, une unité de désalcoolisation implantée dans un ancien chai réhabilité pour plus d’un million d’euros. Sa capacité nominale atteint 80 000 hectolitres par an, avec une montée en charge graduelle : environ 6 000 hectolitres la première année et 10 000 hectolitres visés en 2026.
Moderato : stratégie et résultats
Fondée en 2020 par Sébastien Thomas et ses associés, Moderato s’est positionnée tôt sur le vin sans alcool inspiré des cépages du Sud-Ouest. La gamme s’adosse à des signatures familières du consommateur français : merlot, sauvignon, assemblages de Gascogne. L’objectif est double : préserver les repères gustatifs et installer une marque de confiance sur un territoire encore jeune.
En 2023, la société a vendu près de 400 000 bouteilles en France et à l’international. Sa distribution conjugue grande distribution (notamment chez Carrefour) et réseau de cavistes, avec une exigence accrue sur la constance aromatique. Moderato revendique une approche R&D pragmatique : tests de profils, itérations sur l’assemblage et amélioration continue de la texture en bouche.
La structure capitalistique s’est renforcée autour de Vivadour, attirant des investisseurs sensibles aux enjeux de santé publique et d’adaptation de la filière. Cette alliance facilite l’accès à la matière première, stabilise l’approvisionnement et sécurise l’outil industriel.
Vivadour : ancrage coopératif et diversification
Créée en 1992, Vivadour est une coopérative agricole majeure d’Occitanie. Elle rassemble des producteurs de vin, de céréales et de volailles, et a réalisé en 2023 un chiffre d’affaires supérieur à 300 millions d’euros selon ses rapports annuels. La coopérative voit dans le sans alcool une voie de valorisation complémentaire face à la baisse de la demande pour certains vins tranquilles.
Le projet répond aussi à une logique de portefeuille : amortir la volatilité des volumes et des prix, diversifier les débouchés des adhérents et capter un flux de revenus industriels, au-delà de la vente de vin brut. Les externalités sont locales : maintenance, logistique, prestations d’analyses, et emplois qualifiés liés au pilotage des installations.
Le chai sobre : feuille de route industrielle
Le site de Vic-Fezensac transforme un actif sous-utilisé en unité industrielle moderne. Il repose sur une technologie de distillation à froid opérant aux alentours de 30 degrés. À basse température, les composés aromatiques se dégradent moins, ce qui aide à préserver l’identité du vin de départ.
La montée en puissance prévoit un traitement de plusieurs centaines d’hectolitres en quelques heures, avec un process calibré pour limiter la consommation énergétique et stabiliser la qualité. À pleine capacité (80 000 hl), l’outil représente l’équivalent d’environ 10,7 millions de bouteilles de 75 cl par an. La première année, 6 000 hl correspondent à environ 800 000 bouteilles, et la cible de 10 000 hl en 2026 à près de 1,33 million de bouteilles.
Ce que cela change pour les viticulteurs du Gers
Le Chai Sobre agit comme un amortisseur de marché :
- Écoulement de volumes lorsque les ventes de vins tranquilles ralentissent.
- Contrats de transformation qui sécurisent une partie du chiffre d’affaires des exploitations.
- Montée en qualité via l’appui de l’œnopôle de Vivadour à Gondrin pour sélectionner les cépages adaptés.
- Prévisibilité des débouchés sur plusieurs mois, essentielle pour la trésorerie des petites structures.
De la vigne à la bouteille : la mécanique de la désalcoolisation
Un vin sans alcool réussi n’est pas un vin “moins” : c’est un vin “autrement”. La chaîne commence au vignoble avec la sélection des cépages, se poursuit par l’élaboration du vin de base, puis par une extraction fine de l’alcool en colonne de distillation. Le réglage des paliers de température et de pression fait la différence.
Le processus à froid du Chai Sobre fonctionne autour de 30 degrés, là où les méthodes traditionnelles utilisées pour des spiritueux comme le cognac ou l’armagnac opèrent à des températures nettement plus élevées, souvent proches de 70 degrés. En restant bas, on limite la perte de composés volatils qui apportent du fruit et des notes florales.
Une fois l’alcool évaporé, il reste principalement de l’eau, des sucres résiduels, des acides organiques et une fraction des composés aromatiques. Pour retrouver du volume en bouche, le travail se concentre sur l’assemblage et, parfois, sur des techniques comme l’élevage sur lies fines ou l’utilisation ciblée de tanins œnologiques autorisés, dans le respect du cadre réglementaire.
“Un bon vin ne donne pas forcément un bon vin sans alcool” : la formule résume un point clef. La désalcoolisation peut accentuer l’acidité ou rendre certaines notes herbacées trop saillantes. Le rôle de l’œnopôle de Vivadour à Gondrin est précisément d’orienter les choix : cépages, maturité de récolte, profils de fermentation, compatibilité avec une extraction à froid.
Trois axes d’évaluation organoleptique guident les mises au point :
- Nez : intensité aromatique après repos, persistance sur les fruits, absence de notes “cuites”.
- Bouche : sensation de volume et d’onctuosité malgré l’absence d’alcool, équilibre acidité-sucrosité.
- Finale : longueur et propreté aromatique, sans amertume parasite.
Ces critères sont croisés avec des analyses physico-chimiques pour garantir la stabilité dans le temps.
Impacts économiques et risques à piloter pour 2025-2026
Sur le plan économique, le sans alcool propose un arbitrage pertinent pour la France viticole. D’un côté, la demande mondiale de vin recule. De l’autre, la consommation des ménages reste soutenue, mais avec un mix de produits qui glisse vers des alternatives considérées plus saines. Les acteurs capables de bâtir une offre crédible, industrialisable et distribuée à l’échelle nationale gagnent un temps d’avance.
Les bénéfices attendus sont tangibles :
- Valorisation de stocks : conversion de volumes de vin de base en produits à forte rotation.
- Création de valeur locale : marges additionnelles liées à la transformation et à la marque, au-delà du prix départ chai.
- Diversification du risque : amortissement des cycles de surproduction ou de moindres récoltes.
- Effet d’entraînement sur l’écosystème : conditionnement, logistique, contrôle qualité, maintenance industrielle.
Mais l’équation n’est pas exempte de risques. Trois points de vigilance se dessinent pour 2025-2026 :
- Acceptation par les consommateurs traditionnels : les attentes sensorielle et culturelle vis-à-vis du vin demeurent élevées. La pédagogie est cruciale.
- Cannibalisation au sein des linéaires : risque de substitution de vins d’entrée de gamme par des sans alcool, avec des effets de marge variables selon les enseignes.
- Maîtrise des coûts industriels : la montée en charge doit s’accompagner d’une amélioration des rendements énergétiques et d’une standardisation des lots, sans quoi le seuil de rentabilité s’éloigne.
À l’export, la demande existe, notamment vers les marchés où la distribution hors domicile valorise les cartes “no/low”. Les accords de référencement passés avec des distributeurs européens seront un marqueur décisif, tout comme l’aptitude à développer du private label pour de grands comptes tout en préservant l’identité de marque.
Indicateurs de suivi pour les conseils d’administration
- Taux de réachat et profondeur de panier sur les références sans alcool en GMS.
- Coût énergétique par hectolitre désalcoolisé et pourcentage d’arômes préservés post-process.
- Mix promo vs vins tranquilles et impact net marge.
- Part export et délais de rotation des stocks par marché.
- Taux de réclamations qualité et variabilité lot à lot.
Pour les territoires viticoles, l’enjeu est aussi social. La perspective d’emplois non délocalisables liés à l’exploitation de l’outil industriel et aux services périphériques (laboratoires, ingénierie process, logistique) justifie pleinement des politiques de filière visant l’adaptation plutôt que la contraction.
Le financement constitue enfin un thème structurant. Les projets de ce type attirent des capitaux sensibles aux critères de santé publique et d’impact, mais exigent une discipline d’exécution : pilotage des capex, trajectoire de volumes crédible, jalons commerciaux avec la distribution, et allocation R&D ciblée sur les points qui font la différence en bouche.
Cas d’usage industriel : travailler le produit pour gagner le rayon
Les réussites du segment tiennent à des détails qui n’en sont pas. Côté produit, l’aromatique doit s’installer dès le nez et tenir la longueur. Côté pack, l’ergonomie et l’identité visuelle doivent assumer la catégorie sans singer les codes de l’alcool. Côté prix, la zone de confort se situe souvent entre soft premium et entrée de gamme vin, tout en valorisant l’effort industriel.
Sur le terrain, cela se traduit par des itérations rapides : essais sur merlot et sauvignon pour capter les marqueurs de fruits rouges et d’agrumes, ajustements de l’acidité et du sucre résiduel, et mesure fine de la satisfaction lors de tests consommateurs à l’aveugle. L’intégration verticale, quand elle existe, accélère l’apprentissage et réduit les coûts unitaires.
Le Chai Sobre illustre ce modèle apprenant. L’unité traite des volumes croissants tout en validant les protocoles les plus performants. L’ambition est claire : stabiliser la qualité, sécuriser les délais et gagner en compétitivité pour soutenir une présence plus large à l’export.
Ordre de grandeur utile :
- 1 hectolitre équivaut à 100 litres, soit environ 133 bouteilles de 75 cl.
- 80 000 hl représentent environ 10,7 millions de bouteilles.
- En dessous de 1,2 % vol, pas de droits d’accises sur l’alcool, ce qui influe sur le prix consommateur final par rapport à un vin traditionnel soumis aux droits.
Ces ratios orientent le calcul du point mort industriel et la politique tarifaire.
Cap sur une sobriété rentable pour la filière
Le recul de la consommation d’alcool en France ne condamne pas l’économie du vin, il la transforme. En connectant innovation, investissement productif et marketing responsable, des acteurs comme Vivadour et Moderato démontrent qu’un modèle économique alternatif peut émerger sans renier l’ADN viticole. La montée en puissance du Chai Sobre fixe un cap industriel crédible et ouvre des voies de diversification pour les coopérateurs.
Dans un contexte où la demande mondiale de vin s’érode et où la consommation des ménages s’ajuste, la capacité à fournir des vins sans alcool de qualité, bien positionnés en prix et irréprochables sur le plan réglementaire sera un avantage compétitif déterminant pour la France viticole. Le passage d’une culture de l’abondance alcoolisée à une culture de la maîtrise ouvre un espace économique inédit, où l’alliance de la technologie et du terroir redéfinit la valeur du vin.