Un site centenaire, des lignes quasi à l’arrêt et une trésorerie sous tension: les papeteries de Condat, en Dordogne, vacillent. Avec une unique ligne encore active et 202 salariés sur un site de 30 hectares, la menace d’une fermeture brutale se précise. Les parties prenantes locales pressent Lecta et ses actionnaires pour une cession accélérée avant la rupture sociale et industrielle.

Production en sous-régime et signaux faibles d’une crise aiguë

Au Lardin-Saint-Lazare, l’activité ne tient plus qu’à une seule ligne dédiée à la glassine, un papier imperméable destiné notamment aux emballages. Les stocks s’accumulent, faute d’équipe commerciale opérationnelle pour écouler la production. Cette absence de relais de vente alimente l’angoisse: les salaires ne seraient garantis que jusqu’à fin 2024, selon plusieurs représentants du personnel.

Le site, pilier industriel de la vallée depuis plus d’un siècle, est entré dans une zone de turbulences au printemps 2024, lorsque le groupe Lecta a cessé le remboursement d’un prêt régional. Depuis, l’incertitude croît de semaine en semaine, avec un risque clair de liquidation devant le tribunal de commerce de Périgueux si aucune solution n’émerge.

Gouvernance et décisions: repères chronologiques

Le 3 juillet 2024, le président de l’entreprise a été démis de ses fonctions. Puis, le 15 juillet, le siège social a été transféré de l’Île-de-France vers la Dordogne. Deux décisions rapprochées, perçues par les salariés comme une préparation à une éventuelle procédure collective sur le ressort local.

En parallèle, les échanges entre la région et Lecta se sont intensifiés. Alain Rousset, président de la Nouvelle-Aquitaine, a confirmé avoir interpellé la direction financière de Lecta pour le remboursement du prêt régional resté impayé depuis le printemps 2024.

Exploitation: la marge étroite de la glassine

La ligne glassine ne fonctionne qu’une vingtaine de jours par mois, bien en dessous du seuil nécessaire pour diluer les frais fixes. Si une certification pour les emballages alimentaires a été obtenue, elle n’a pas été mise en œuvre sur le site, faute de stratégie commerciale claire. Le résultat: des coûts d’immobilisation et de maintenance qui grèvent la performance.

Plus largement, l’arrêt de la fabrication de papier couché en 2023 a asséché des débouchés à forte valeur ajoutée. Les volumes ont été redirigés vers l’Espagne et l’Italie au sein du groupe, tandis que le marché français continue d’absorber d’importants tonnages.

La glassine est un papier lisse et résistant à l’humidité, souvent utilisé comme support de silicone pour étiquettes, mais aussi comme papier d’emballage technique. Sa valeur réside dans la régularité de la fibre et un process de calandrage exigeant. Elle exige un pilotage industriel fin et une force de vente spécialisée pour valoriser les spécifications auprès des transformateurs.

Ce qu’il faut retenir côté opérations

Le site tourne avec une seule machine, des stocks croissants et une couverture salariale annoncée jusqu’à fin 2024. Le défaut de pilotage commercial crée un goulet d’étranglement, alors que l’outil a bénéficié d’investissements récents. L’équation économique se dégrade chaque mois en l’absence de montée en cadence.

Financement public, dette privée: ce que révèle l’impayé régional

Entre 2021 et 2023, Condat a bénéficié de 33 millions d’euros d’aides publiques ciblant la modernisation: chaudière biomasse, montée en capacité sur la glassine. Cette trajectoire d’investissement devait repositionner l’usine.

Or, au printemps 2024, Lecta a interrompu le remboursement du prêt à taux zéro accordé par la Nouvelle-Aquitaine. Un solde de 9 millions d’euros est désormais exigé par la région.

Ce défaut interroge l’allocation des subventions et l’exécution des engagements de performance. Il soulève, dans le même temps, la question de la priorisation des paiements au sein du groupe, alors que la trésorerie de Condat est mise sous pression par des pertes régulières.

Lecta et ses actionnaires financiers: qui pilote quoi

Lecta, propriétaire du site depuis 1998, est contrôlé par trois fonds: Tikehau Capital (Paris), Apollo Global Management (New York) et Cheyne Capital (Londres). Ces investisseurs institutionnels gèrent des encours considérables et disposent des leviers nécessaires pour structurer une cession ordonnée si le plan industriel n’est plus tenable.

Les pertes à Condat atteindraient environ 2 millions d’euros par mois, sur fond de déficit plus large au niveau du groupe pour 2024. Les salariés et les élus pressent ces actionnaires d’acter rapidement un changement de cap: soit une relance crédible avec force commerciale, soit l’organisation d’une vente à un repreneur industriel.

Aides perçues: nature et usage

Les concours publics, entre 2021 et 2023, ont combiné un prêt régional à taux zéro et une subvention de l’Ademe. Ils ont financé une chaudière biomasse et la ligne glassine. L’objectif: abaisser les coûts énergétiques et capter des marchés d’emballage plus porteurs. La non-exploitation de la certification alimentaire affaiblit toutefois le retour sur investissement.

Métriques Valeur Évolution
Effectifs actuels 202 salariés -174 en 2023 (licenciements)
Aides publiques 2021-2023 33 M€ Investissements réalisés
Prêt régional impayé 9 M€ Exigible depuis printemps 2024
Pertes estimées à Condat 2 M€/mois Dégradation continue
Marché français papier couché 320 000 t/an Capacité Condat à 260 000 t/an

En cas d’impayé, la région peut exiger le remboursement immédiat du solde et conditionner toute aide future à un respect strict d’objectifs socio-économiques. Elle peut aussi se constituer partie dans une procédure collective, afin de défendre l’intérêt public et encadrer l’usage des actifs financés.

Ondes de choc sur l’emploi en dordogne et vulnérabilités locales

La commune du Lardin-Saint-Lazare, 1 600 habitants, vit au rythme du site depuis 118 ans. Les vagues de réduction d’effectifs ont laissé des traces: 1 200 salariés avant les années 2000, 174 licenciements en 2023, et désormais 202 emplois menacés. Autour de l’usine, fournisseurs, transporteurs et commerces de proximité dépendent de cette activité.

La fermeture se traduirait par une hausse du chômage local: la Dordogne affichait déjà 7,2 pour cent en 2024. Le tissu industriel régional a reculé de 5 pour cent entre 2019 et 2023, accentuant la fragilité face aux chocs exogènes. Condat est donc à la fois un enjeu sectoriel et un signal d’alerte pour l’aménagement du territoire.

Prises de position publiques et climat social

La population exprime sa peur d’un décrochage irréversible, avec une formule lourde de sens: « Notre vie en dépend » (Le Figaro, 5 septembre 2025). Les salariés, de leur côté, dénoncent l’absence d’informations claires de la direction et redoutent une fermeture silencieuse.

Le Medef de Dordogne a demandé un contrôle renforcé des aides publiques et des engagements concrets de Lecta. Son président, Sébastien Frouin, souligne les relances restées sans réponse, au risque de saper la confiance dans la politique d’accompagnement économique locale.

Effet domino sur la chaîne de valeur

Chaque euro de production papetière irrigue les services industriels et logistiques. Une mise à l’arrêt prolongée tarirait immédiatement les flux pour les fournisseurs de pâte, d’énergie, de maintenance, ainsi que les prestataires de transport. La perte dépasse les 202 postes: elle enclenche un amortisseur social coûteux pour le territoire.

Dans ce contexte, la présence d’outils récents, combinée à un savoir-faire reconnu, constitue une carte maîtresse pour une reprise rapide si un industriel se positionne. Encore faut-il une visibilité commerciale et un plan de financement de l’exploitation à court terme.

Indicateurs sensibles pour le bassin d’emploi

  • Concentration sectorielle élevée autour d’un acteur historique.
  • Dépendance de sous-traitants à faible marge, vulnérables aux délais de paiement.
  • Qualification spécifique des opérateurs, réemployable dans la filière papetière.
  • Offre de formation locale à adapter si reconversion industrielle.

Stratégie produit: la fin du papier couché et ses effets collatéraux

En 2023, Lecta a arrêté à Condat la production de papier couché haut de gamme, destiné notamment aux beaux livres et magazines. Ce repositionnement vers la glassine a envoyé les volumes à plus forte marge vers les autres sites européens du groupe.

Or, le marché français absorbe environ 320 000 tonnes par an pour une capacité Condat historiquement de 260 000 tonnes. Un différentiel qui interpelle sur la logique industrielle.

Les représentants du personnel dénoncent une erreur de pilotage: produire des papiers à faible valeur ajoutée ne suffit pas à couvrir les coûts fixes d’une usine de cette taille. Sans montée en gamme ou offensive commerciale, l’équation économique reste déficitaire.

Canal de vente grippé: stocks et trésorerie immobilisée

L’absence de force commerciale dédiée au débouché des stocks aggrave la tension de trésorerie. La glassine, produit technique, se vend sur cycles longs et contrats industriels. Sans pipeline actif, le site se retrouve à financer des stocks d’un côté et à supporter une sous-utilisation des actifs de l’autre.

La remise en exploitation de la certification pour emballages alimentaires aurait pu élargir le spectre client. Elle reste à ce jour un levier non activé, que repreneurs et pouvoirs publics pointent comme une opportunité immédiate si l’outil redémarre sous une nouvelle gouvernance.

Le couché premium capte des marges supérieures grâce à la qualité de surface et à la constance d’opacité, essentielles pour l’édition. Les donneurs d’ordre exigent fiabilité et délai ferme. Une force industrielle proche du marché français réduit les coûts logistiques et renforce la réactivité, des avantages décisifs face aux importations.

Trajectoire de gouvernance: pression sur lecta et options de sortie

Le 3 septembre 2025, une table ronde locale a convergé vers un appel au départ de Lecta, jugeant son plan industriel inopérant. Élus et syndicats souhaitent une cession rapide, afin d’éviter la spirale des pertes et une dégradation des actifs.

La maire du Lardin-Saint-Lazare, Francine Bourra, milite pour une vente qui favorise l’entrée de repreneurs industriels. Une lettre aux fonds actionnaires est en préparation afin de les sensibiliser à l’urgence et à la responsabilité sociale de leur décision.

Cgt et état: rendez-vous ministériel

Le syndicat CGT sera reçu au ministère de l’Énergie et de l’Industrie le 11 septembre 2025. Objectif: examiner les scénarios de maintien d’activité, les conditions d’une cession, et la sécurisation salariale à court terme. Ce rendez-vous est décisif pour clarifier les lignes d’intervention publiques.

Les élus régionaux, eux, poussent déjà l’option de la récupération des fonds publics en cas de manquement contractuel. Le message est limpide: pas de chèque en blanc sans contreparties sur l’emploi et la continuité industrielle.

Rôle des actionnaires tikehau, apollo et cheyne: déclencheurs potentiels

Ces trois fonds disposent de l’expertise pour scénariser une cession en bon ordre: audit flash, mandat de cession ciblé, sécurisation intérimaire du besoin en fonds de roulement, clause de sauvegarde pour l’outil. Leur arbitrage pèsera sur l’issue, alors que les pertes cumulées 2024 dépasseraient 50 millions d’euros au niveau du groupe, selon des analyses sectorielles relayées localement.

Leur décision conditionnera également la vitesse d’exécution. Plus le temps passe, plus la valeur d’usage de l’actif s’érode et plus le risque de liquidation sèche augmente, au détriment de toutes les parties.

Scénarios de sortie: points d’attention

  1. Cession à un industriel papetier: reprise de l’outil, garanties d’emploi progressives, plan de montée en cadence sur la glassine et retour partiel du couché.
  2. Procédure collective avec plan de cession: risque de casse sociale plus élevée, mais possibilité de filtrage des offres crédibles.
  3. Liquidation: scénario destructeur de valeur, à éviter compte tenu des investissements récents et du savoir-faire.

En mandatant une banque d’affaires avec une data room prête en moins de deux semaines, en finançant l’exploitation transitoire à un niveau strictement nécessaire, et en mettant en place des clauses de transfert sur la certification alimentaire et la maintenance. Un pacte social court terme peut sécuriser l’équipe clé pendant la période d’offre.

Leviers publics encore mobilisables: du cadre européen à la transition verte

La région Nouvelle-Aquitaine dispose d’outils issus de la programmation européenne 2021-2027, pouvant soutenir une reconversion ciblée ou l’adaptation des compétences. Les volets dédiés à l’innovation et à l’énergie peuvent être activés pour réduire le coût de redémarrage d’un repreneur.

En complément, le Fonds vert 2025 pourrait appuyer des volets d’efficacité énergétique et de décarbonation de process. Des ajustements s’imposeraient néanmoins pour cadrer ces aides avec un plan industriel viable, solvabilisé par des commandes et un réseau commercial opérationnel.

Conditions de réussite d’une reprise industrielle

Un repreneur papetier regarderait trois points: la qualité de l’actif après investissements, la disponibilité d’une force de vente spécialisée glassine et couché, et la sécurisation du cash sur le premier cycle d’exploitation. La chaudière biomasse est un atout, mais elle n’a de sens économique qu’adossée à une cadence soutenue.

La question du couché mérite d’être réouverte: capter des volumes français avec un outil de proximité réduirait le risque logistique et pourrait restaurer une marge suffisante pour couvrir les coûts fixes. Une telle réintroduction, même partielle, renforcerait la résilience du site.

Au-delà du prix d’acquisition, la valeur est dans le carnet de commandes, la stabilité énergétique, la disponibilité des équipes, et la flexibilité du process. Les aides publiques peuvent déclencher une décision, mais elles ne remplacent ni la rentabilité récurrente ni l’accès au marché.

Ligne de fracture stratégique: dettes, pertes et transparence attendue

La trajectoire financière du groupe Lecta pèse sur l’avenir de Condat. Les pertes estimées sur le site, autour de 2 millions d’euros par mois, se cumulent avec une dette consolidée lourde. Des élus locaux évoquent des dizaines de millions d’euros de pertes à l’échelle du groupe en 2024, avec une exposition aux marchés européens sous pression.

Dans ce contexte, la demande de la région de récupérer les 9 millions d’euros impayés s’apparente autant à une mesure de probité qu’à un signal de gouvernance: l’argent public n’est pas un coussin illimité. Le Medef local insiste pour que chaque euro distribué fasse l’objet de comptes rendus précis sur l’emploi et la production.

Qui est lecta: structure et positionnement dans la filière

Lecta est un acteur européen du papier, avec des sites en Espagne, en Italie et en France. Son portefeuille combine des segments à valeur ajoutée et des productions plus commoditisées. La stratégie produit doit arbitrer entre la compétitivité prix et la disponibilité technique.

Les fonds Tikehau, Apollo et Cheyne, avec une envergure financière significative, sont en position d’infléchir ce cap. Ils sont régulièrement confrontés à des restructurations complexes et disposent de l’ingénierie financière pour ordonner des cessions rapides lorsque la rentabilité n’est plus accessible dans un délai raisonnable.

Trois données pour éclairer le dossier

  • Prêt régional restant dû: 9 M€ au printemps 2024.
  • Pertes site Condat: environ 2 M€/mois.
  • Aides publiques récentes: 33 M€ engagés pour moderniser l’outil.

Ces montants sont cités dans des échanges institutionnels et articles économiques récents, dont un décryptage paru début septembre 2025 (La Tribune, 8 septembre 2025).

Tensions sociales et voix du terrain: que disent les acteurs

Pour les salariés, le silence de la direction et la raréfaction des commandes constituent un double signal d’alarme. Le délégué CGT Philippe Delord alerte sur l’insuffisance de la ligne restante pour couvrir les frais fixes. Il plaide pour une solution industrielle rapide, s’appuyant sur les équipements modernisés et les savoir-faire de l’équipe.

Les élus locaux, Francine Bourra en tête, portent un discours de fermeté envers Lecta et de vigilance sur l’emploi. Côté organisations patronales, la tonalité est claire: à l’avenir, l’octroi d’aides devra s’adosser à un contrôle plus strict de leur utilisation. Les entrepreneurs de Dordogne redoutent l’effet réputationnel d’un fiasco financier.

Cap commercial: un besoin immédiat et tangible

Rebâtir un pipeline commercial crédible exige des profils spécialisés dans la glassine et le couché, avec un accès direct aux transformateurs et aux éditeurs. Le temps de cycle entre négociation, qualification technique et livraison impose un fonds de roulement adapté et une granularité fine des prévisions.

Ce verrou commercial explique une partie du décrochage actuel. Sans le lever, ni la cession ni le refinancement ne résoudront la problématique de fond. Il faudra ancrer une stratégie de niche à marges positives, même si les volumes initiaux sont modestes.

Ce que condat révèle de la souveraineté industrielle française

Le dossier Condat met au jour un enjeu de souveraineté: conserver des capacités industrielles stratégiques sur le territoire lorsque la demande domestique existe et que les coûts énergétiques peuvent être partiellement neutralisés par des investissements. Il interroge la chaîne de décisions ayant conduit à un retrait de segments à plus forte marge au profit d’autres pays.

La suite dépendra d’arbitrages rapides des actionnaires et de la mobilisation concertée des pouvoirs publics. Une cession ordonnée, conjuguée à une relance commerciale, pourrait préserver l’outil et l’emploi. À défaut, c’est une part de l’ADN industriel de la Dordogne qui risque de s’éteindre.

Entre finances sous tension, gouvernance contestée et demande encore présente, l’avenir de Condat illustre la ligne de crête entre capitaux mobiles et ancrage territorial: sans stratégie claire, l’atout industriel peut se transformer en passif social.