Figure industrielle du Grand Est, Lohr a bâti en Alsace une entreprise exportatrice, innovante et résiliente. En 2024, le groupe signe un chiffre d’affaires de 400 millions d’euros, repart à la hausse après des chocs successifs et confirme son ancrage dans la mobilité et la défense. L’année 2025 est marquée par la disparition de son fondateur, Robert Lohr, 93 ans, et par une gouvernance qui revendique la continuité stratégique.

Chiffres clés, zones de risque et leviers de croissance identifiés

Lohr appartient à la catégorie des entreprises de taille intermédiaire. L’ETI, implantée historiquement à Hangenbieten et Duppigheim, réunit environ 2 000 salariés dans le monde et réalise près de 80 % de ses ventes à l’export.

La trajectoire financière récente est contrastée. Après une contraction sévère liée à la pandémie et à la fermeture du marché russe pour certaines gammes ferroviaires, le groupe remonte à 400 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2024. Ce retournement s’appuie sur trois piliers opérationnels : la diversification défense, la mobilité urbaine modulaire et la relance du fret ferroviaire combiné.

Pour éclairer la lecture, les principales métriques ci-dessous condensent l’évolution structurelle du groupe.

Métriques Valeur Évolution
Chiffre d’affaires 2024 400 M€ Rebond après un creux proche de 100 M€ entre 2020 et 2022
Part des ventes à l’export ~80 % Stabilité structurelle élevée
Effectifs monde ~2 000 Effectif consolidé
Production remorques routières 350 unités en 2011 Après un pic proche de 2 000 en 2008
Programme défense Arive 2 200 véhicules livrés Montée en cadence post-2015
Contrat Canada 2027 +1 000 plateformes Production en 3 ans avec Cambli
Calendrier Draisy Tests 2026 Commercialisation visée 2028

Cette reprise repose sur une réallocation rapide des capacités industrielles vers des segments moins cycliques. Elle tranche avec la période 2008 à 2011 marquée par la chute des remorques et la cession d’actifs non essentiels. La discipline financière s’illustre dans le recentrage sur les plateformes de transport, ferroviaires et routières, et dans la consolidation des marges via des contrats pluriannuels de défense.

Le statut ETI, un gabarit stratégique

ETI désigne en France des entreprises de 250 à 4 999 salariés et jusqu’à 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Ce gabarit permet une densité d’export élevée, une gouvernance agile et un accès plus fluide aux dispositifs publics d’innovation et de transition écologique. Lohr coche ces attributs et en fait un levier de croissance hors de France.

Gouvernance et succession familiale, une continuité organisée

Le décès de Robert Lohr le 8 mai 2025 ouvre une séquence de transmission que le groupe avait anticipée. L’actionnariat reste majoritairement familial, désormais au bénéfice de ses filles et de son épouse, dans un cadre de long terme.

Sur le plan institutionnel, un conseil de surveillance existe depuis les années 1980. Un directoire, en place depuis 2015, conduit l’exécution opérationnelle. Cette dualité, classique des ETI familiales, assure la stabilité de la stratégie, la discipline capitalistique et la neutralité des décisions industrielles.

La marque patronymique demeure un actif identitaire puissant. Toutefois, la gouvernance actuelle s’émancipe d’une incarnation unique, ce qui limite les risques d’exécution lors des transitions stratégiques, notamment dans les segments régulés comme la défense et le ferroviaire.

Décès de Robert Lohr, un tournant maîtrisé

Figure de l’industrie alsacienne, Robert Lohr s’est imposé par l’innovation et la diversification. Sa disparition à 93 ans ne remet pas en cause la trajectoire, le groupe ayant institutionnalisé sa gouvernance et clarifié sa transmission capitalistique pour préserver l’indépendance financière et le projet industriel.

Jalons industriels et innovations orientées usage

L’histoire de Lohr est un enchaînement de plateformes. Le fil rouge : capter des niches complexes où l’intégration mécanique, la logistique et la réglementation convergent. Trois domaines structurent l’offre actuelle, ferroviaire, mobilité urbaine et porte-voitures.

Modalohr, accélérateur du report modal fret

Après l’incendie du tunnel du Mont Blanc en 1999, les flux poids lourds se déplacent et mettent en tension les vallées alpines. Lohr propose alors Modalohr, un système de wagons à plancher bas et de chargement latéral qui réduit la rupture de charge et accélère les opérations terminales.

Cette technologie, adossée à des terminaux en France, au Luxembourg et en Espagne, soutient une offre d’autoroutes ferroviaires. À Perpignan et Calais, la solution s’insère dans des chaînes multimodales combinant rail et mer. L’atout opérationnel mis en avant est une robustesse au vent limitant les arrêts intempestifs aux seules réductions de vitesse.

Modalohr repose sur un gabarit ferroviaire optimisé et des bogies pivotants permettant l’embarquement latéral de semi-remorques. Le temps d’accostage et de chargement est compressé, le recours à des grues évité. Résultat : diminution des coûts de terminal, meilleure disponibilité des sillons et réduction du CO2 par le transfert d’un segment routier vers le rail.

Draisy, le train léger pour petites lignes

Lohr conçoit Draisy comme une solution de train léger pour réactiver des lignes à faible trafic. Objectif : abaisser le coût total de possession en combinant allègement de l’engin, simplicité de maintenance et interface numérique pour l’exploitation.

Le calendrier industriel prévoit des essais en 2026 puis une commercialisation en 2028. En ciblant les liaisons rurales, Draisy répond à un besoin de capex limité et de coûts d’énergie maîtrisés, tout en améliorant la desserte territoriale.

Les petites lignes subissent une double contrainte, faible fréquentation et capex d’infrastructure élevé. Un train léger réduit l’effort sur la voie, permet un intervalle de maintenance plus long et accepte des vitesses adaptées aux parcours courts. L’enjeu est d’atteindre une exploitation positive à l’échelle d’une ligne, sans subvention excessive.

Cristal, la navette modulaire qui consolide la mobilité urbaine

La navette Cristal incarne la stratégie de Lohr dans la mobilité électrique partagée. Modulaire, elle opère déjà aux Sables-d’Olonne, à Avignon et à Halluin, avec une logique d’offre à la demande et d’optimisation des derniers kilomètres.

Le modèle économique repose sur des coûts d’exploitation contenus et une granularité du service qui complète les réseaux de bus et de tramway. La montée en maturité des contrats de service devrait lisser les flux de revenus face à la cyclicité des ventes d’équipements.

Brittany ferries : stratégie et résultats

Dans la chaîne logistique, les solutions Lohr s’imbriquent avec les flux maritimes de Brittany Ferries. Des semi-remorques rassemblées au sud de la frontière espagnole peuvent être transférées par rail vers la façade nord-ouest française, puis connectées à des liaisons maritimes vers Cherbourg. Le résultat est un itinéraire multimodal optimisé qui réduit les kilomètres routiers et améliore la fiabilité des délais.

Mobilités et industrie, un environnement porteur

Le baromètre industriel 2024 de l’État fait état d’un solde net positif d’ouvertures ou extensions d’usines, ce qui conforte les investissements productifs dans les mobilités et le ferroviaire. Cette dynamique corrige partiellement la désindustrialisation des années passées et soutient les chaînes d’approvisionnement locales (Ministère de l’Économie, 2024).

La branche défense, un stabilisateur de cycle

En période d’incertitude macroéconomique, la défense agit comme un filet de sécurité pour les ETI capitalistiques. Lohr s’est structuré autour d’une entité dédiée, Soframe, qui capte des contrats étatiques et export et fournit un socle de charge industrielle.

Soframe, du fardier au portefeuille multi-missions

Le Fardier Lohr a posé les bases : un 4x4 aérotransportable, compact, dédié aux troupes aéroportées françaises. Produit à 500 exemplaires, il a été exporté vers l’Espagne et la Tunisie. Le caractère modulaire et la robustesse ont assuré sa pertinence opérationnelle.

Sur cette base, Soframe a élargi ses offres à des plateformes utilitaires protégées, intégrant des véhicules logistiques, des cellules blindées et des adaptations aux menaces contemporaines. Cette gamme couvre une partie de la chaîne de valeur, du châssis à l’intégration finale.

Caesar, contributions d’ingénierie à un standard d’artillerie

En coopération avec l’ex-Giat Industries, devenu KNDS, Lohr a participé aux origines du canon Caesar, artillerie monté-camion devenue une référence pour sa mobilité et sa précision. Cette contribution illustre l’expertise du groupe dans les architectures hybrides qui marient transport et systèmes d’armes, un savoir-faire salué au plan opérationnel et médiatique en Europe de l’Est (L’Alsace, 22 juillet 2025).

Arive, preuve de cadence industrielle

Le programme Arive a consolidé la crédibilité de Soframe à l’export. Malgré un scepticisme initial, 2 200 véhicules ont été livrés, avec des cadences allant jusqu’à deux unités par jour en année de pointe. L’exécution contractuelle a mobilisé achats, qualité et logistique dans un contexte de circuits d’approvisionnement tendus.

Canada 2027 : partenariat avec cambli

La prochaine marche est nord-américaine. Lohr a annoncé un contrat avec l’armée canadienne pour l’assemblage de plus de 1 000 plateformes sur trois ans, en partenariat avec le québécois Cambli. Les jalons posent un socle de revenus récurrents à partir de 2027, avec un ticket contractuel chiffré en dizaines de millions de dollars.

Les exports d’équipements de défense français sont soumis à une autorisation préalable, instruite par la CIEEMG. Pour une ETI comme Lohr, l’enjeu consiste à sécuriser les licences, adapter la conformité ITAR ou UE selon les composants, et aligner les calendriers industriels sur les délais de délivrance. Cette contrainte crée des barrières à l’entrée et protège les acteurs déjà qualifiés.

Cadre légal à l’export d’armement

En France, l’exportation de matériels de guerre requiert une licence et une évaluation interministerielle. Les acteurs doivent prouver le contrôle d’usage, la traçabilité et la conformité aux embargos. Cette logique structure la planification industrielle et encadre la gestion des risques commerciaux.

Crises, arbitrages et recentrage d’actifs

La transformation du groupe n’est pas linéaire. Aux années 2000, Lohr déploie Translohr, tramway sur pneus électrique, adopté dans plusieurs villes dont Clermont-Ferrand, Venise, Padoue et Paris. L’appareil productif se sophistique mais se heurte à la crise financière mondiale.

Translohr cédé à alstom en 2011 pour renforcer le socle

Le choc de 2008 fragilise la structure. Des contrats de leasing à l’Est sont interrompus, des camions retournent chez l’industriel alsacien. En 2011, Lohr cède Translohr à Alstom pour désendetter et simplifier le périmètre. La manœuvre n’atteint pas entièrement l’objectif financier initial mais libère des ressources pour ses plateformes cœur.

Chute des remorques, discipline de coûts et gouvernance resserrée

L’activité remorques passe d’environ 2 000 unités en 2008 à 350 unités quelques années plus tard. L’entreprise supprime près de 200 postes, recompose ses lignes de produits et s’appuie sur une gouvernance plus compacte pour arbitrer les investissements.

Pandémie et choc russe, un trou d’air corrigé

Entre 2020 et 2022, la crise sanitaire et la guerre en Ukraine frappent les ventes, tandis que le site serbe perd son principal client russe pour l’Eurolohr. Les revenus chutent vers 100 M€ avant de remonter à 400 M€ en 2024, avec l’appui des contrats défense et la montée en charge de Cristal. La gestion du cash est renforcée, les cycles de production lissés et les priorités R et D réévaluées.

Trois leviers ressortent : diversifier les carnets avec des contrats étatiques, réduire la profondeur de stock via une planification fine, et prioriser la R et D à fort potentiel de marge. Lohr a actionné ces curseurs, ce qui explique la vitesse de reprise du chiffre d’affaires en 2024.

Un ancrage alsacien au service d’une empreinte globale

Fondée en 1963 à Hangenbieten, l’entreprise grandit avec l’industrialisation française et le boom automobile des années 1960. La première percée vient du porte-voiture sur pneus, qui projette la marque à l’international avant la crise pétrolière de 1973. La riposte consistera à diversifier, notamment vers la défense, et à bâtir une base industrielle pérenne.

Duppigheim, un site pensé pour croître

La création de l’usine de Duppigheim consacre le statut d’industriel de long terme. Le site couvre plusieurs hectares et permet des extensions sans discontinuer la production. Cette réserve foncière est un atout dans la compétition industrielle européenne, où l’accès au foncier et à l’énergie devient critique.

Hangenbieten, le berceau et la culture d’atelier

Le village alsacien demeure le symbole de l’esprit Lohr, combinaison de savoir-faire de métallurgie et d’une culture d’ingénierie frugale. L’entreprise s’est construite à partir d’une base artisanale, avec la fabrication de remorques agricoles et de porte-voitures, avant d’essaimer hors d’Alsace à partir de 1994.

La trajectoire épouse celle du tissu industriel français, qui regagne en vitalité, en particulier dans les mobilités et la décarbonation, segments portés par des chaînes d’approvisionnement européennes.

Ouvertures d’usines, un signal d’investissement

En 2024, la France enregistre un solde net positif d’ouvertures et extensions significatives d’usines. Ce climat d’investissement améliore la visibilité pour les ETI exportatrices et sécurise l’emploi industriel dans les régions, dont le Grand Est, particulièrement exposé aux filières automobile et ferroviaire.

Portrait économique de l’entrepreneur autodidacte

Le parcours de Robert Lohr résume une forme d’ascension industrielle à la française. Orphelin très jeune, nourri par une culture d’atelier et une passion pour la mécanique, il transforme des remorques agricoles en une gamme intégrée de plateformes de mobilité et défense. Sa force a été de lire les ruptures et de se positionner sur des créneaux difficiles.

Sa méthode repose sur trois réflexes : innover depuis l’atelier, écouter les usages sur le terrain et stabiliser le cash par des contrats publics ou parapublics lorsque le cycle privé fléchit. Ce triptyque a permis au groupe de passer des chocs majeurs, de la crise de 2008 aux séquences post-2020.

Stratégie d’innovation pragmatique

Contrairement à un modèle de R et D purement centralisé, Lohr s’appuie sur des projets démonstrateurs ancrés dans des besoins précis : lignes rurales pour Draisy, terminaux fret congestionnés pour Modalohr, haute mobilité tactique pour le Fardier. Cette approche réduit l’écart entre prototype et industrialisation.

Capital, dette et arbitrages

Le caractère familial de l’actionnariat a limité la pression court-termiste et favorisé des investissements contracycliques. Les arbitrages les plus marquants concernent la cession de Translohr en 2011 et la garde des plateformes cœur. Le résultat est un portefeuille homogène autour de la logistique lourde, du transport guidé et des véhicules spécialisés.

La valeur se crée à trois endroits : la conception système qui différencie l’usage, l’industrialisation qui fixe les coûts de cycle de vie et l’après-vente qui fidélise. Lohr capitalise sur l’intégration des composants clés et sur des process robustes pour tenir les cadences. La défense apporte une visibilité pluriannuelle utile pour financer la R et D civile.

Lignes ferroviaires locales et décarbonation, un enjeu d’aménagement économique

Avec Draisy, Lohr vise un segment où se joue l’attractivité des territoires. La réouverture de petites lignes et la création de dessertes plus fines ont un impact direct sur l’emploi local, la logistique quotidienne et la réduction des émissions. L’équation repose sur un coût de possession minimal et une flexibilité énergétique.

Le report modal via Modalohr renforce la décarbonation de la chaîne logistique. L’articulation avec des opérateurs maritimes et les grands terminaux ferroviaires crée des corridors de fret moins polluants. La robustesse technique face aux aléas météo réduit les coûts cachés liés aux retards.

Rôle des collectivités et cadres contractuels

Sur les petites lignes, la réussite dépend de montages contractuels entre l’État, les régions et les opérateurs. Pour une ETI, le défi consiste à s’insérer dans des appels d’offres publics tout en préservant la rentabilité industrielle. Le choix de plateformes standardisées et la mutualisation de la maintenance sont déterminants.

Capacités industrielles et achats européens

La faible profondeur du marché pour des trains légers impose des chaînes d’approvisionnement courtes et la mise en commun de composants avec d’autres gammes. Lohr a l’avantage d’un ancrage alsacien et d’un réseau de fournisseurs européens, ce qui sécurise délai et qualité.

Indicateur industriel national

Le signal d’ouvertures d’usines observé en 2024 s’accompagne d’un regain d’intérêt pour les équipements ferroviaires et la mobilité électrique. Cet environnement réduit le coût de coordination avec les fournisseurs et renforce l’appétit d’investissement des ETI industrielles.

Héritage et cap, une boussole industrielle qui tient la route

L’œuvre de Robert Lohr est visible à chaque étage : culture du faire, goût du terrain et obsession de l’utilité. Le groupe, resté indépendant, a organisé sa succession, clarifié sa gouvernance et conservé une architecture industrielle réactive. La combinaison mobilité plus défense lui donne un profil anticirconjoncturel rare pour une ETI.

À court terme, la discipline d’exécution sur les programmes Draisy et sur le contrat Canada 2027 sera déterminante. Le succès conditionnera la trajectoire de chiffre d’affaires et la capacité à financer la prochaine vague d’innovations, tout en consolidant l’ancrage alsacien. Dans un cycle industriel redevenu exigeant, Lohr illustre la voie des ETI françaises qui misent sur la technique, l’export et une gouvernance de long terme.