-8 % entre mars et août 2025 : la Wikimedia Foundation constate un trou d’air inédit dans l’audience humaine de Wikipédia. L’organisation alerte sur un basculement des usages au profit des réponses générées par l’IA et des formats vidéo courts, avec un impact potentiel sur les contributions bénévoles et les dons qui soutiennent son modèle non lucratif.

Recul du trafic humain : un signal fort pour 2025

La Wikimedia Foundation documente un recul de 8 % des visites humaines sur Wikipédia entre mars et août 2025, en comparaison annuelle. Cette mesure, fondée sur une analyse visant à exclure les accès automatisés (notamment ceux des bots utilisés pour l’entraînement des modèles), traduit une inflexion nette des parcours utilisateurs vers des réponses synthétiques et instantanées. Selon l’organisation, cette évolution s’accélère chez les publics les plus jeunes, qui privilégient la réactivité et l’interactivité.

Marshall Miller, directeur produit, y voit la conséquence d’un déplacement du point d’entrée de la recherche d’information : l’utilisateur obtient des réponses dans l’interface d’un moteur ou d’un assistant conversationnel, sans cliquer vers la source. Le risque est double pour Wikipédia : moins de trafic et, mécaniquement, moins d’occasions de recruter de nouveaux bénévoles et moins de dons, alors que ces dons soutiennent la majeure partie des coûts de fonctionnement. L’organisation rappelle que son modèle repose sur un écosystème de contributeurs, d’éditeurs et de lecteurs, tous interdépendants.

Chiffres 2025 à retenir pour Wikipédia

Indicateurs clés évoqués par la Wikimedia Foundation :

  • -8 % de trafic humain entre mars et août 2025, à périmètre comparable et après exclusion des accès automatisés (Livemint, 17 octobre 2025).
  • 10 milliards de pages vues par mois en moyenne en 2024, avec une projection de recul progressif en 2025 sous l’effet de l’IA générative.
  • Risque de baisse de 15 à 20 % de l’audience d’ici 2027 selon des estimations d’experts relayées dans la presse spécialisée.

La fondation distingue le trafic humain des accès automatisés via une combinaison de signaux techniques et statistiques. L’objectif affiché est d’isoler la fréquentation organique réelle des lecteurs, en neutralisant les requêtes massives d’IA d’entraînement. Ce filtrage permet de mieux calibrer l’impact des usages des internautes sur l’écosystème collaboratif.

L’IA générative change le parcours d’accès à la connaissance

Les assistants propulsés par l’IA, comme ChatGPT d’OpenAI, Claude d’Anthropic ou Gemini de Google, s’appuient largement sur les données structurées et textuelles de Wikipédia pour livrer des réponses immédiates. Cette reconnaissance implicite de la qualité encyclopédique a un revers : elle détourne l’utilisateur final des pages sources, qui ne sont plus consultées dans le même volume. C’est la désintermédiation du clic, au profit d’une synthèse produite ailleurs.

Le phénomène n’est pas isolé aux chatbots. Les moteurs de recherche intègrent des blocs de réponses directes, souvent enrichies par l’IA. L’utilisateur obtient une vue d’ensemble dès la page de résultats. Dans ce schéma, la visibilité des sources et la traçabilité des contenus deviennent des enjeux économiques et éthiques, car la valeur d’usage migre vers l’interface de l’intermédiaire.

Google : AI Overview et redirection limitée

Les résumés générés par l’IA dans certains résultats de recherche, de type AI Overview, livrent une réponse compacte, rarement propice au clic sortant. Cette configuration réduit les opportunités de découverte et d’édition au sein de Wikipédia, alors que l’écosystème a besoin d’un flux d’entrants pour se renouveler. Plus l’utilisateur reste dans l’interface qui synthétise, moins il rencontre le contenu d’origine ou la communauté qui l’anime.

OpenAI et Anthropic : réponses instantanées à partir de corpus encyclopédiques

Les systèmes conversationnels, en dialoguant à partir de vastes corpus qui incluent le contenu encyclopédique, déplacent le moment d’exposition à la source. Pour Wikipédia, l’enjeu est clair : obtenir une meilleure attribution et encourager des mécanismes de redirection vers les articles originaux, notamment quand les réponses s’appuient sur des contenus communautaires. La fondation appelle à des pratiques plus transparentes et à des circuits de valorisation plus équitables.

En délivrant un résumé au-dessus des liens bleus traditionnels, l’AI Overview concentre l’attention et répond à l’intention principale sans étape supplémentaire. Cette économie de clics est appréciée des utilisateurs, mais elle contrarie les sites de référence qui vivaient de la consultation directe. Pour les éditeurs, l’enjeu est d’être crédible, visible et cité à l’intérieur du bloc de réponse.

Monétisation des données : Wikimedia Enterprise en première ligne

La Wikimedia Foundation met en avant une piste de rééquilibrage avec Wikimedia Enterprise, une offre d’accès structuré et payant aux données pour les entreprises technologiques. L’objectif est de monétiser la valeur d’usage issue d’un corpus massif, tout en préservant l’intégrité du modèle communautaire. Des accords ont été conclus avec des acteurs majeurs comme Google, et des clients incluent Apple et Microsoft, selon les informations relayées dans la presse tech.

Ce canal B2B peut apporter une diversification de revenus, complémentaire des campagnes de dons. Il ne remplace pas le lien direct avec les lecteurs, mais il compense partiellement la capture de valeur en amont. Le défi, pour la fondation, est d’équilibrer la qualité des données livrées aux partenaires et la continuité de l’accès libre pour le grand public.

Wikimedia Enterprise : modèle B2B et clients

Wikimedia Enterprise fournit des flux stables, documentés et adaptés aux cadences d’utilisation des grandes plateformes, afin d’éviter l’extraction sauvage et de garantir une intégrité sémantique des données. Le pari est clair : capter une part de la valeur créée par les intermédiaires, tout en améliorant la traçabilité et l’actualisation du contenu consommé par leurs systèmes d’IA. La réussite de ce modèle dépendra autant de la couverture contractuelle que de la pédagogie auprès des partenaires.

Des API conçues pour de forts volumes d’appels permettaient de limiter les duplications, de mieux gérer les mises à jour et de réduire les erreurs de parsing. Pour une IA, consommer des données structurées et versionnées évite les dérives et améliore la qualité de la réponse. Pour Wikipédia, cela traduit une partie de la charge d’exploitation en revenu prévisible.

Réseaux sociaux et vidéo courte : la compétition pour l’attention

En parallèle du mouvement vers l’IA, les usages migrent vers des formats courts et visuels. Les jeunes publics privilégient TikTok, YouTube ou Instagram pour s’informer rapidement, souvent via des vidéos explicatives.

Ce pivot de l’attention se traduit par une baisse des lectures longues et des consultations textuelles directes. Il s’agit d’un changement culturel autant que technologique, qui pousse les plateformes de connaissance à adapter leur diffusion.

La progression de TikTok illustre la dynamique. En 2025, la plateforme revendique plus de 1,5 milliard d’utilisateurs actifs mensuels au niveau mondial, ce qui confirme sa centralité sur les usages vidéo des 18-24 ans (Statista, 2025).

YouTube conserve le leadership sur le segment éducation et tutoriels, où l’on privilégie l’explication rapide à la lecture approfondie. Dans cet univers, la notoriété ne garantit plus la fréquentation : l’accès se fait via l’algorithme, non via une requête thématique menant à un article.

TikTok : bascule attentionnelle et nouveaux formats

Le format vertical, le montage rapide et l’effet de fil infini remplacent la navigation par thématique. Pour Wikipédia, l’enjeu est d’être présent dans ces flux et d’y proposer une passerelle vers l’encyclopédie. La fondation teste des contenus courts, pédagogiques et sourcés, conçus pour s’insérer dans ce régime d’attention très court.

YouTube : tutoriels plutôt que lectures longues

Sur YouTube, l’arbitrage se fait au bénéfice du tutoriel et de la capsule didactique. Les créateurs y offrent un digest d’un sujet en quelques minutes. Le risque pour Wikipédia tient à la perte du contexte et de la vérifiabilité qui font la force de l’encyclopédie. D’où la volonté d’y diffuser des formats qui ramènent à l’article, et de rappeler l’importance de la consultation de la source.

France : enjeux économiques et pédagogiques

Dans l’écosystème français, le déplacement de l’attention vers la vidéo et l’IA induit plusieurs impacts :

  • Médias et éditeurs voient se contracter le trafic de recherche vers leurs pages, au profit d’espaces fermés où la monétisation et l’attribution sont contrôlées par des tiers.
  • Éducation : l’usage croissant de formats courts renforce la nécessité d’outiller la vérification des faits et de promouvoir la consultation des sources, en complément des capsules vidéo.
  • Entreprises : la fragmentation de l’attention complexifie la veille et la formation internes, incitant à diversifier les formats et à expliciter la chaîne de sources.

Réponses de la fondation : IA embarquée, mobile et pédagogie

Pour contrer le décrochage du trafic et maintenir la vitalité du modèle communautaire, la Wikimedia Foundation active plusieurs leviers. Elle milite d’abord pour une attribution robuste et des mécanismes de redirection vers la source.

Elle investit, ensuite, dans des projets techniques visant à rendre la découverte plus fluide au sein de l’encyclopédie, y compris via l’IA. Enfin, elle diversifie ses canaux de diffusion pour toucher les publics qui se forment désormais dans les flux vidéo.

Au cœur de cette stratégie figurent des initiatives annoncées en 2025. Le Wikidata Embedding Project doit améliorer la recommandation de contenus et la pertinence de la recherche interne en s’appuyant sur des embeddings.

Parallèlement, la fondation modernise l’application mobile Wikipédia pour simplifier la navigation et répond aux usages nomades. Des chatbots internes sont testés pour assister les contributeurs dans l’édition et le repérage d’anomalies.

Wikipédia sur TikTok et YouTube : pédagogie de l’extrait

Wikimedia multiplie les formats courts au sein de TikTok et YouTube, et même sur des plateformes ludiques comme Roblox, avec un objectif explicite : ramener vers l’article, proposer des explications sourcées et recréer un réflexe de consultation. La fondation indique que ces campagnes ont accumulé des millions de vues en 2025, signe que l’encyclopédie peut exister au sein même des flux qui concurrencent sa fréquentation directe.

Application mobile : parcours simplifié, expérience recentrée

La refonte en cours vise des parcours plus intuitifs, un accès rapide aux sections clés, et une contextualisation des sujets pour favoriser la lecture prolongée. L’objectif est clair : réduire la friction et capter à nouveau les usages mobiles là où se joue désormais l’essentiel de la consultation quotidienne d’information.

En projetant les entités et relations de Wikidata dans un espace vectoriel, la fondation veut enrichir la pertinence des recherches et la recommandation d’articles connexes. Cette brique doit aider le lecteur à naviguer plus vite vers l’information utile et fournir aux éditeurs des outils d’exploration thématique plus efficients.

Qui est la Wikimedia Foundation ?

Organisation à but non lucratif basée à San Francisco, la Wikimedia Foundation coordonne les projets comme Wikipédia et Wikidata. Son modèle repose sur une communauté de bénévoles et sur la collecte de dons.

En 2024, l’organisation a opéré avec un budget annuel d’environ 150 millions de dollars, financé à près de 90 % par des contributions individuelles. Le projet Wikipédia compte plus de 6 millions d’articles en anglais et un réseau de versions dans plus de 300 langues.

La fondation souligne que moins de trafic peut conduire à moins de contributions et à une détérioration progressive de la qualité, créant un cercle vicieux. Des articles spécialisés estiment que sans régulation sur l’usage des données par les modèles d’IA, la baisse de l’audience pourrait atteindre 15 à 20 % d’ici 2027.

Pour limiter ce risque, la fondation explore des partenariats avec des institutions publiques et des acteurs éducatifs. En France, des collaborations avec le ministère de l’Éducation nationale sont évoquées pour renforcer l’usage pédagogique de l’encyclopédie, et ancrer la vérifiabilité comme réflexe de consultation.

Un modèle collaboratif à réinventer sans le dénaturer

L’enjeu pour la Wikimedia Foundation est de défendre un accès ouvert et vérifiable à la connaissance tout en s’adaptant à la consommation instantanée que structurent l’IA et la vidéo courte. L’équation économique repose sur trois appuis complémentaires : dons, monétisation B2B des données via Wikimedia Enterprise et amélioration produit pour retenir l’attention sur ses propres interfaces.

La bataille se gagnera sur le terrain de l’attribution et de la redirection vers la source, mais aussi dans la capacité à rendre l’expérience Wikipédia plus fluide et plus attractive sur mobile. L’encyclopédie vise à rester le socle du web ouvert, à condition de préserver le lien direct entre les lecteurs, les contenus et la communauté qui les construit.

Au cœur de l’IA et des réseaux sociaux, la valeur de Wikipédia reste celle d’un savoir commun, accessible et vérifiable, qu’il faut désormais mieux relier à ses lecteurs.