La start-up française Aldoria, qui ambitionne de transformer la surveillance des débris spatiaux, fait parler d’elle depuis l’annonce de son évolution majeure (ex-Share my Space). Vous trouverez ci-dessous un décryptage approfondi de son rôle, de ses projets et de ses enjeux dans le paysage spatial.

Un marché spatial en pleine ébullition

Le secteur spatial semble désormais s’ouvrir à des projets toujours plus audacieux : envoi de célébrités comme Katy Perry dans l’espace à bord de fusées affrétées par des milliardaires, multiplication des satellites en orbite basse, ou encore développement de constellations gigantesques (Kuiper, Starlink, etc.). Les perspectives paraissent illimitées, mais elles soulèvent des questions pressantes.

En effet, l’orbite terrestre basse (LEO), qui s’étend jusqu’à 2 000 kilomètres au-dessus de nos têtes, se remplit à un rythme sans précédent. Il faut rappeler qu’à l’échelle mondiale, les agences spatiales et les opérateurs privés misent sur la connectivité par satellite pour des usages variés : télécommunications, observation de la Terre, géolocalisation, etc. Certains spécialistes prévoient que le nombre de satellites actifs en orbite basse devrait grimper à 40 000 d’ici 2030, contre moins de 10 000 à l’heure actuelle.

Pour comprendre la portée de ces chiffres, il est important de s’arrêter sur la notion de risque de collision, un problème aggravé par l’essor de ce qu’on appelle le New Space : une nouvelle ère où les acteurs privés foisonnent, portés par la promesse de services satellitaires plus rapides, moins chers et surtout plus multiples. Dès lors, un climat de compétition internationale se dessine, où les lanceurs et les opérateurs se bousculent pour réserver leur place dans l’espace.

Cette dynamique, si spectaculaire soit-elle, comporte une dimension sensible : la gestion du trafic spatial et la maîtrise des débris, dont la progression pourrait échapper à tout contrôle si des mesures ne sont pas rapidement instaurées. C’est là qu’intervient Aldoria, la jeune pousse française qui a fait de la sécurité et de la propreté de l’espace son cheval de bataille.

Le syndrome de Kessler désigne un phénomène de collision en chaîne dans l’orbite terrestre basse. Un satellite heurté se morcelle en dizaines de débris qui, eux-mêmes, peuvent frapper d’autres engins, créant ainsi une réaction en cascade potentiellement incontrôlable.

L’ascension d’Aldoria, ex-Share my Space

Fondée en 2017 par Romain Lucken et Damien Giolito, Aldoria – initialement connue sous le nom de Share my Space – a rapidement délaissé ses ambitions premières d’orientation grand public pour se concentrer sur un créneau plus pointu : l’identification et le suivi des débris spatiaux. Derrière ce pivot stratégique se cache une conviction forte : l’industrie spatiale, en pleine explosion, nécessite un outil de surveillance précis et réactif. Sans cela, on risque d’atteindre un niveau de pollution en orbite critique, pour ne pas dire irréversible.

À l’origine, le cofondateur Romain Lucken se destinait davantage à l’énergie nucléaire, dans le prolongement de ses travaux de doctorat en physique des plasmas. Mais son intérêt pour la propulsion satellitaire l’a conduit à se pencher sur une problématique plus vaste : comment circuler de manière sûre et durable dans l’espace quand la densité d’objets en orbite explose ? Ainsi naît Aldoria, avec pour ambition assumée d’être un acteur européen majeur de la surveillance et de la maîtrise du trafic spatial.

En parallèle de sa thèse, Lucken s’est entouré d’experts et de soutiens publics, afin de développer des solutions capables de cartographier en temps réel les débris les plus gênants. Très vite, la jeune pousse a compris que les professionnels du secteur (agences spatiales, opérateurs de satellites, industriels de la défense) cherchaient un partenaire à même de fournir des informations fiables pour limiter le risque de collision.

Repère juridique clé

En France, la première Loi sur les opérations spatiales (LOS) date de 2008. Elle impose aux opérateurs des obligations de sécurité, mais son champ d’application demeure national. L’Union européenne envisage désormais un dispositif plus large pour réguler le trafic en orbite, dans l’optique d’instaurer un standard commun pour tous les États membres.

Un œil sur l’orbite basse : la technologie multi-télescopes

Le cœur de la proposition d’Aldoria repose sur un système d’observation multi-télescopes, répartis dans plusieurs stations à travers le globe. En 2023, l’entreprise comptait déjà sept sites opérationnels et près de 19 télescopes, dont le diamètre peut atteindre 500 mm. L’ensemble est relié à un système d’information orbital propriétaire, permettant de repérer un débris de seulement six ou sept centimètres.

Comment ces télescopes fonctionnent-ils ? Leur principe est assez simple : ils traquent les étoiles fixes pour comparer leur position avec les objets qui défilent au premier plan. Grâce à des algorithmes d’analyse d’image, Aldoria calcule la trajectoire de ces éléments vagabonds et peut très vite déterminer s’ils représentent une menace de collision.

En collectant des données photométriques (c’est-à-dire sur la lumière réfléchie par l’objet), la start-up est capable de préciser la forme du débris et sa rotation sur lui-même. Ainsi, elle peut distinguer un satellite encore actif d’un engin hors service ou d’un étage de fusée errant. Cette finesse d’analyse fait gagner un temps précieux aux opérateurs, qui peuvent alors anticiper les risques et ajuster leur trajectoire, si nécessaire.

L’orbite basse (LEO) concentre de nombreux enjeux : déploiement rapide de constellations pour internet à haut débit, missions d’observation de la Terre (météo, environnement, agriculture), et même premières étapes pour des missions habitées lointaines. Elle est donc considérée comme un passage quasi obligatoire pour toute entreprise spatiale.

Pollution spatiale : un défi devenu prioritaire

Avec la prolifération de satellites et de débris en orbite, un simple morceau métallique peut causer d’irréparables dommages. À des vitesses dépassant 50 000 km/h, un choc peut générer des centaines, voire des milliers d’éclats supplémentaires. C’est le cauchemar évoqué plus haut : le syndrome de Kessler. Au-delà d’une perte financière pour l’opérateur, l’effet d’emballement mettrait en péril l’ensemble des activités spatiales futures, et donc nos modes de vie connectés (GPS, communications, relevés climatiques…).

À l’échelle française, le Centre National d’Études Spatiales (CNES) a déjà intégré cette dimension dans ses projets. Au niveau européen, la perspective d’un « Space Act » qui imposerait des règles collectives de nettoyage et de gestion de l’orbite gagne du terrain. Dans ce contexte, Aldoria se positionne comme une pièce maîtresse pour fournir des données d’observation permettant à la fois d’alerter, mais aussi de prouver qu’un acteur respecte les normes de bonne conduite en orbite.

La prise de conscience est toute récente, mais une solution BtoB comme celle proposée par Aldoria convainc de plus en plus, car de nombreux opérateurs privés comprennent que leur investissement dans des flottes de satellites doit s’accompagner de mesures de suivi et de protection contre les collisions.

Une start-up à l’offensive sur les levées de fonds

En France, il n’est jamais simple pour une jeune pousse du secteur spatial de lever des capitaux, compte tenu des délais de retour sur investissement généralement longs. Pourtant, Aldoria a réussi à boucler une première levée de 800 000 euros en 2021 grâce à l’engagement de business angels sensibles à la cause environnementale et à la nécessité de réguler le trafic spatial.

De plus, l’entreprise a pu compter sur l’appui de Bpifrance et de la SATT (Société d’Accélération du Transfert de Technologies) de Paris-Saclay. Ces soutiens institutionnels ont joué un rôle crucial dans la consolidation du modèle technologique développé par Aldoria. L’enthousiasme ne s’est pas arrêté là : au début de l’année 2024, la start-up a annoncé une nouvelle levée de fonds de 10 millions d’euros, portant son total d’investissements au-delà de la barre des 20 millions d’euros.

Selon Romain Lucken, ce soutien massif s’explique par la valeur stratégique de la surveillance spatiale : dans un monde où l’Europe aspire à une indépendance technologique et militaire, disposer d’un outil interne de traçage des débris et d’alerte en cas d’incident se révèle hautement prioritaire. Aldoria veut se profiler comme un leader européen dans ce domaine, épaulé aujourd’hui par une cinquantaine de collaborateurs.

Chiffres clés de la pollution spatiale

10 000 satellites en orbite basse actuellement.
40 000 satellites prévus d’ici 2030.
60 000 rapprochements dangereux repérés par Aldoria en 2024.
Vitesse moyenne d’un débris lors d’une collision : 50 000 km/h.
Diamètre minimal repéré par les télescopes d’Aldoria : 6 cm (environ).

Collaborations institutionnelles : Aldoria, un allié de choix

Collaborer avec les acteurs institutionnels est un passage obligé pour exister dans le spatial. Aldoria l’a bien compris et a multiplié les partenariats avec le CNES, l’Agence spatiale européenne (ESA), mais aussi des clients privés de renom comme Airbus ou Isar Aerospace. Cette double reconnaissance, publique et commerciale, consacre l’entreprise comme un fournisseur incontournable de données orbitales indépendantes.

Par exemple, le CNES sollicite fréquemment Aldoria pour affiner son suivi des objets errants. L’ESA, quant à elle, a intégré la start-up à un consortium d’entreprises chargé d’imaginer comment les CubeSats (ces fameux nanosatellites) pourraient, à terme, manœuvrer automatiquement pour éviter les collisions. Un enjeu crucial si la filière veut éviter d’inonder l’orbite basse de nouveaux débris.

Les CubeSats sont des petits satellites cubiques, généralement 10x10x10 cm. Leur faible coût et leur masse réduite en ont fait un outil très prisé des universités et des start-up, car ils permettent de tester des instruments à un prix abordable. Cependant, leur multiplication soulève des inquiétudes liées à la congestion orbitale.

Vers un « Space Act » européen : un changement de paradigme

Si la France dispose déjà d’un cadre légal spécifique aux opérations spatiales, aucune loi européenne n’existe à ce jour pour imposer un nettoyage ou un suivi obligatoire des engins en orbite. Toutefois, plusieurs signaux laissent penser qu’un « Space Act » communautaire pourrait bientôt voir le jour, fixant enfin des limites et des standards à l’échelle de l’UE.

D’après des sources proches du dossier, une première version de ce projet de loi pourrait être présentée avant la fin de l’année 2025. Elle viserait à renforcer la notion de souveraineté spatiale européenne et à encourager les entreprises du secteur à adopter des procédures pour limiter et gérer efficacement les débris.

Dans ce contexte, Aldoria espère devenir un partenaire de confiance pour les États membres qui voudront s’assurer que leurs acteurs nationaux respectent ces futures réglementations. L’ambition est claire : proposer un service complet, allant du suivi en temps réel à la fourniture de manœuvres d’évitement, en passant par des rapports de conformité.

Objectif 25 stations d’observation d’ici 2030

Pour alimenter des bases de données toujours plus détaillées, Aldoria projette de déployer plus de 25 stations d’observation aux quatre coins du globe avant la fin de la décennie. Cette infrastructure permettra de suivre en continu un maximum d’objets, quel que soit leur fuseau horaire, et de réduire les angles morts.

Cette expansion internationale s’accompagne d’une stratégie d’implantation au plus près des besoins : Paris et Toulouse pour la R&D et l’interface avec les agences européennes, mais aussi Austin, au Texas, pour se connecter à l’écosystème aérospatial américain et affermir les liens avec les géants du secteur, qu’il s’agisse de sociétés de lancement ou de propriétaires de constellations.

Le déploiement d’un réseau de télescopes élargi soulève néanmoins des challenges logistiques et financiers : coûts de maintenance, nécessité d’obtenir des autorisations locales, gestion des aléas climatiques, etc. Mais Aldoria mise sur sa capacité à automatiser les opérations et à télé-piloter la plupart des stations depuis la France. Ainsi, une équipe réduite peut superviser le fonctionnement quotidien d’une multitude de sites d’observation.

Quand le New Space se tourne vers la Deep Tech

La réussite d’Aldoria illustre la convergence entre New Space (essor du secteur privé, prolifération de services orbitaux) et Deep Tech (technologies de rupture fondées sur la science et la R&D avancée). Les investisseurs sont de plus en plus sensibles à la dimension stratégique de ces projets, qui nécessitent cependant une réelle expertise scientifique et technique.

En effet, concevoir des algorithmes de repérage suffisamment précis pour distinguer un débris d’un simple bruit optique exige un haut niveau de compétence, tout comme la création de télescopes fiables, capables de fonctionner de nuit comme de jour dans des zones parfois isolées.

Aldoria en a fait un argument de poids : ses équipes, composées de physiciens, d’ingénieurs et de spécialistes de l’optique, poursuivent leurs recherches pour affiner encore la précision d’observation. Plus la détection des objets en orbite basse s’améliorera, plus l’entreprise pourra proposer de services différenciés aux opérateurs, allant de l’alerte pré-collision à la détection de micro-fuites de carburant, par exemple.

L’importance du dialogue entre États et industriels

Avec l’exacerbation des tensions géopolitiques, un contrôle défaillant du trafic spatial pourrait devenir un enjeu de sécurité nationale. La guerre en Ukraine a démontré que les satellites peuvent jouer un rôle critique dans la collecte de renseignements, le guidage de missiles et les communications stratégiques. D’où la volonté de plusieurs gouvernements européens de sécuriser leurs accès en orbite.

Aldoria se retrouve ainsi au cœur d’enjeux dépassant la simple préservation de l’environnement spatial : il est question de souveraineté et de capacité à faire face à des menaces potentielles en orbite. Cela implique une coopération étroite entre les acteurs publics et privés pour établir des procédures de gestion des débris, voire, à plus long terme, pour organiser leur récupération ou leur désorbitation contrôlée.

Bon à savoir

Le plan Zéro Débris est une initiative de l’ESA qui prévoit un objectif de neutralité en termes de débris spatiaux d’ici 2030. Cela signifie que chaque lancement devrait s’accompagner d’un retrait ou d’une désorbitation propre des satellites, afin de ne pas accroître la masse d’objets résiduels en orbite.

De la surveillance à la mise en conformité

Au fil des évolutions réglementaires, la filière spatiale dans son ensemble sera contrainte de se doter de mécanismes de suivi et de signalement des positions de ses engins. Aldoria entend bien devenir le référent pour ces opérateurs, qu’ils soient européens ou internationaux, en fournissant des données fiables et impartiales sur l’état réel du trafic orbital.

L’un des axes de développement prévoit la mise en place de tableaux de bord partagés où les clients d’Aldoria – qu’il s’agisse de petites structures ou de consortiums entiers – pourront vérifier en temps réel la trajectoire de leurs satellites, recevoir des alertes en cas de risque imminent et lancer des manœuvres d’évitement recommandées par l’algorithme d’Aldoria. Cet outil pourrait non seulement apporter une sécurité accrue, mais aussi garantir la conformité réglementaire face aux lois spatiales naissantes.

Au-delà de l’aspect technique, l’entreprise veut surfer sur la vague de la responsabilité environnementale et de la durabilité. Dès lors qu’un opérateur pourra prouver qu’il prend toutes les précautions nécessaires pour éviter de créer de nouveaux débris, il renforcerait son image de marque et faciliterait les relations avec les autorités, notamment lors de la demande d’autorisations de lancement.

Aldoria, une force de proposition pour le futur

Présentant déjà des solutions clés en main pour divers acteurs, Aldoria veut aller plus loin en développant des services de prédiction toujours plus aboutis. À terme, l’entreprise espère disposer de données suffisamment riches et rapides pour anticiper les collisions, au point de recommander des corrections de trajectoire bien en amont des situations d’urgence.

Cette évolution nécessite des investissements continus en R&D. Chaque nouvelle itération des télescopes ou des algorithmes s’accompagne de défis supplémentaires : améliorer la précision, réduire le coût de fabrication, augmenter la longévité du matériel, etc. Tout ceci participe à la course mondiale à la conquête de l’espace, qui se joue désormais autant dans les centres de calcul que sur les rampes de lancement.

Avec ses bureaux répartis entre Paris, Toulouse et Austin, Aldoria consolide son réseau et compte bien relever ce défi de manière globale. Dans un univers où plusieurs fabricants de télescopes et d’outils de suivi cherchent à s’imposer, la start-up française veut prouver que l’approche européenne peut rivaliser avec les solutions américaines ou asiatiques.

Si le Space Act européen se concrétise dans les prochaines années, la place d’Aldoria au sein du marché spatial pourrait encore se renforcer. Les entreprises auront besoin d’un partenaire maîtrisant la détection, la prévision et la gestion des débris, pour respecter les nouvelles dispositions légales en matière de sécurité et d’environnement. Un positionnement de leader qui pourrait s’avérer extrêmement porteur.

Perspectives pour le New Space français et au-delà

Comme le souligne son cofondateur, Aldoria n’entend pas se limiter à l’observation. Elle souhaite être un catalyseur pour toute la chaîne de valeur du New Space : en fournissant des informations précises et en temps réel, la start-up contribue au développement d’un écosystème plus responsable et mieux régulé.

Cette démarche illustre aussi la montée en puissance d’une filière spatiale française connectée à des pôles d’excellence : la région toulousaine, considérée comme l’un des berceaux de l’aérospatiale en Europe, mais aussi des écosystèmes internationaux en plein essor comme le Texas, où se trouvent des titans du secteur. À terme, on peut imaginer qu’Aldoria s’associe à d’autres acteurs spécialisés dans la récupération ou le recyclage de débris, bouclant ainsi la boucle vertueuse de la préservation de l’espace.

Cet état d’esprit collaboratif, nourri par l’expérience scientifique de Lucken et son équipe, pourrait devenir un exemple à suivre pour d’autres start-up Deep Tech. De plus en plus de chercheurs passent le pas de l’entrepreneuriat, mus par la volonté de concrétiser leurs découvertes dans des applications tangibles. Aldoria en est le symbole éloquent.

Pour les nouveaux entrants qui souhaiteraient se lancer dans l’aventure, le conseil reste de mettre en avant un modèle scientifique solide et un impact économique clair. Dans un secteur où la compétition est rude et la régulation encore à écrire, l’argumentaire « écologie + rentabilité » peut faire la différence auprès des investisseurs et des institutions.

La surveillance des débris et la maîtrise du trafic spatial sont plus que jamais une urgence, et Aldoria montre qu’en conjuguant expertise scientifique, sens entrepreneurial et partenariats stratégiques, l’Europe dispose d’un atout de taille pour relever ce défi d’envergure.