+15 milliards d’euros potentiels dès 2026 et un taux de 2 % au-dessus de 100 millions d’euros : la « taxe Zucman » braque les projecteurs sur la frontière fragile entre justice fiscale et attractivité économique. Au cœur de la French Tech, investisseurs et fondateurs s’affrontent sur un point clé : comment taxer un patrimoine principalement composé d’actions non liquides sans étouffer la croissance des start-up en hypercroissance.

2 % au-delà de 100 millions d’euros : périmètre, rendement et cibles

Le projet porté par l’économiste Gabriel Zucman propose un prélèvement annuel de 2 % sur les patrimoines excédant 100 millions d’euros. Selon des informations de presse, l’ordre de grandeur avancé pour les recettes atteint environ 15 milliards d’euros en 2026 (L’Alsace, 17 septembre 2025). Les premières estimations évoquent un périmètre de l’ordre de 1 800 contribuables visés.

L’architecture de la mesure affiche une ambition de rééquilibrage entre revenus du capital et revenus du travail. Mais elle bute déjà sur un enjeu opérationnel majeur : une part significative des patrimoines ciblés n’est pas liquide. Autrement dit, la base taxable réside souvent dans des titres non cotés, des participations dans des sociétés en croissance ou des actions de holdings, sans contrepartie de trésorerie disponible.

Ce décalage entre richesse comptable et capacité de paiement explique la virulence du débat chez les entrepreneurs et les investisseurs de la tech. Les critiques pointent un risque de ciseau financier, susceptible de forcer cessions accélérées d’actions, dilutions ou délocalisations.

Les fondamentaux de la taxe Zucman

Points clés à retenir :

  • Taux appliqué au patrimoine net au-delà de 100 millions d’euros : 2 % par an.
  • Rendement évoqué pour le budget 2026 : environ 15 milliards d’euros.
  • Population ciblée selon les premières estimations : environ 1 800 ménages très fortunés.
  • Controverse centrale : la taxation de patrimoines majoritairement non liquides et exposés à des valorisations volatiles.

French Tech Next40/120 : l’alerte des scale-up et la question des liquidités

Le sujet prend une résonance particulière dans l’écosystème tech. La sixième promotion du French Tech Next40/120 annoncée en juin 2025 regroupe 160 entreprises sélectionnées pour leur potentiel de croissance et leur trajectoire de scale-up. Cette dynamique nourrit une inquiétude palpable : comment payer un impôt adossé à la valorisation quand la trésorerie ne suit pas.

Des fondateurs y voient une mise sous pression des tours de table, des pactes d’actionnaires et du coût du capital. Le marché privé, déjà sensible aux cycles de taux et de liquidité, pourrait renchérir ses exigences, compressant la capacité d’investissement à long terme dans la R&D et l’industrialisation.

Mistral AI : valorisation record, trésorerie contrainte

Mistral AI, fondée en 2023 par Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, illustre la problématique. La société, devenue une référence européenne de l’IA, a atteint une valorisation de 11,7 milliards d’euros en 2025. Interrogé à la télévision le 16 septembre 2025, Arthur Mensch a jugé infaisable l’idée d’acquitter chaque année 2 % de la valorisation, soit environ 234 millions d’euros, rappelant que les levées de fonds ne génèrent pas automatiquement des liquidités disponibles.

Cette position met en relief le décalage entre financement par capitaux propres, valorisations fondées sur des perspectives de croissance et flux de trésorerie souvent réinvestis dans le produit et l’expansion internationale.

Cignero : avertissement sur la survie des jeunes pousses

Dans une interview, Fabrice Pelosi, PDG de Cignero, estime qu’aucun dirigeant tech ne pourrait s’acquitter d’un tel prélèvement sans mettre en péril son entreprise. Il y voit un signal qui pénaliserait la prise de risque à un stade où les succès sont largement comptables et non encore transformés en liquidités.

Dans les sociétés non cotées, la valorisation découle de transactions minoritaires ou de comparables de marché. Elle sert à fixer le prix des actions lors des levées, mais ne signifie pas que la société détient une trésorerie équivalente. Un impôt adossé à la valorisation peut donc contraindre des cessions forcées de titres, affecter les gouvernances et grever la capacité d’investissement dans la R&D.

Arguments pro-innovation contre justice fiscale : lignes de fracture et pistes d’ajustement

Le débat oppose deux lectures de la compétitivité. D’un côté, des économistes et entrepreneurs dénoncent un risque de frein à l’innovation et à l’attractivité.

De l’autre, les partisans de la taxe invoquent la nécessité d’une contribution accrue des patrimoines les plus élevés pour financer l’investissement public et les transitions. Un face-à-face très relayé a opposé Gabriel Zucman à Philippe Aghion en septembre 2025, cristallisant ces deux approches.

Au sein de la French Tech, des voix favorables existent. Des entrepreneurs, dont Armand Thiberge (Brevo), Marc Batty (Dataiku) et Jean-Baptiste Rudelle (Criteo), défendent le principe d’équité entre revenus du capital et du travail, tout en réclamant un calibrage fin pour ne pas compromettre la croissance.

Brevo, Dataiku et Criteo : une tribune pour un compromis

Signataires d’une tribune publiée le 21 septembre 2025, ces dirigeants saluent l’objectif de justice fiscale mais proposent des mécanismes d’ajustement afin d’aligner l’impôt sur la capacité de paiement réelle des fondateurs et des actionnaires. Parmi les pistes évoquées figurent des transferts temporaires de droits de vote ou des options de rachat progressif pour limiter la dilution et préserver l’alignement long terme.

Les signataires soulignent également que des écosystèmes performants comme la Californie conjuguent fiscalité élevée sur le revenu et dynamisme entrepreneurial, sans que l’innovation s’y effondre. Ils rappellent des ordres de grandeur connus, notamment un impôt pouvant atteindre 13,3 % pour les hauts revenus en Californie, ainsi qu’une imposition des sociétés en France à 25 % en 2025 contre 21 % au niveau fédéral aux États-Unis, auquel s’ajoutent des taxes locales selon les États.

Gabriel Zucman a mentionné l’idée d’un paiement de l’impôt « en nature » via des titres d’entreprise. Atout envisagé : éviter une ponction immédiate de trésorerie. Limites soulevées par les acteurs de marché : valorisation des titres non cotés, gestion active du portefeuille public, gouvernance et risques d’asymétries d’information lors des reventes, par exemple aux salariés.

Cadre juridique et capacité contributive : le test constitutionnel

La taxation de plus-values latentes soulève des questions constitutionnelles. Le principe de capacité contributive impose que l’impôt soit adossé à des ressources disponibles. Des censures ont déjà sanctionné des dispositifs qui mettaient en cause cette logique. Le projet serait donc soumis à un contrôle de proportionnalité exigeant.

Sur le plan politique, des pistes d’aménagement circulent. Des responsables du Modem évoquent l’idée de cibler la fortune improductive, à l’écart des outils productifs, tandis que des élus socialistes plaident pour exclure les start-up du dispositif ou les traiter spécifiquement. L’objectif affiché serait de concilier justice fiscale et compétitivité sans déclencher d’effets de bord irréversibles.

La notion de plus-value latente renvoie à un gain non réalisé, donc non monétisé. En pratique, taxer ces gains pose un problème de liquidité et de valorisation, surtout pour les participations non cotées. Le juge constitutionnel veille à ce que la charge fiscale ne conduise pas à une contradiction avec l’aptitude à payer.

Attractivité, mobilité et financement de l’innovation : la ligne de crête

Pour nombre d’entrepreneurs, la perspective d’une taxe payable sans liquidités suffisantes créerait un incitatif à la mobilité. Les États-Unis et le Royaume-Uni sont souvent cités pour leur capacité à attirer des fondateurs par des régimes fiscaux et des incitations à l’innovation jugés plus favorables. Les opposants au projet y voient un risque de fuite des talents et des capitaux.

Les chiffres de l’investissement tricolore expliquent l’inquiétude. Les montants investis dans les start-up françaises ont atteint 10 milliards d’euros en 2024, en hausse de 15 % par rapport à 2023, montrant un redressement du financement. Les acteurs de l’écosystème redoutent qu’un dispositif mal calibré ne casse cet élan.

French Tech 2030 : cap stratégique et risque de dispersion

L’initiative French Tech 2030 lancée en 2023 veut accompagner 100 innovations stratégiques à horizon 2030. L’alignement entre politique fiscale et politique industrielle devient ici décisif. Les critiques estiment qu’un impôt mal ciblé pourrait pousser les scale-up à arbitrer contre l’investissement domestique, voire à déplacer centres de décision et recrutements.

Les dirigeants tech mentionnent régulièrement des environnements attractifs pour l’économie de l’innovation : dispositifs de stock-options et d’incentives favorables, marchés de capitaux profonds et plus accessibles, articulation plus souple entre fiscalité et finance d’amorçage. Ce panorama, souvent mis en avant, alimente l’idée d’une concurrence fiscale et réglementaire sur les talents.

À Paris, FDDAY : la bataille des idées et l’hypothèse d’un compromis

Lors du FDDAY à Paris, le 17 septembre 2025, Gabriel Zucman a défendu une lecture historique qui bouscule les idées reçues. En rappelant l’exemple de Bill Gates et des niveaux d’imposition alors en vigueur aux États-Unis, il martèle que l’innovation ne disparaît pas avec la progressivité fiscale. Reste l’exécution technique, point névralgique du débat actuel.

Dans un entretien, Zucman a avancé une voie potentialisée pour les start-up : un paiement en titres plutôt qu’en numéraire, quitte à ce que l’État conserve ou cède ces titres, par exemple aux salariés. Le schéma, discuté par l’écosystème, suppose une ingénierie précise sur l’évaluation des actifs non cotés, la gouvernance et la liquidité des titres reçus. De nombreuses voix s’interrogent sur la mise en musique concrète d’un tel mécanisme.

Dans le même temps, des dirigeants de la French Tech, à l’image d’Arthur Mensch, appellent à la recherche d’un compromis permettant de concilier justice fiscale et compétitivité entrepreneuriale. L’agilité réglementaire sera l’arbitre de la crédibilité du dispositif.

Ce que regardent les investisseurs

Les fonds et corporates interrogent quatre angles opérationnels :

  • Prévisibilité du cadre fiscal sur 5 à 7 ans, horizon typique d’un plan d’affaires de scale-up.
  • Compatibilité entre assiette de l’impôt et liquidités réellement disponibles.
  • Effets sur la gouvernance en cas de paiement en titres et sur la stabilité du capital.
  • Synchronisation avec les objectifs de French Tech 2030 et la politique industrielle.

Budget 2026 : arbitrages fiscaux et compétitivité à surveiller

Le calendrier budgétaire 2026 est désormais la pièce maîtresse. Si la taxe Zucman était retenue, sa mise en œuvre devra ménager l’équilibre entre rendement et fluidité du financement de l’innovation. Un mauvais calibrage ouvrirait une séquence de désalignement entre ambitions industrielles et incitations fiscales, ce que redoute une partie de l’écosystème.

À l’inverse, une architecture qui discrimine clairement les actifs productifs, tient compte des plus-values latentes et prévoit des modes de paiement compatibles avec la réalité des start-up pourrait désamorcer la fronde. Pour l’heure, le débat reste pleinement ouvert, entre impératifs de solidarité et nécessité d’une base entrepreneuriale solide et ancrée en France.

La bataille idéologique est lancée, mais c’est l’ingénierie fiscale et juridique qui dira si l’idée peut devenir une politique soutenable.