« Quelques dizaines de cas » : la formule lancée par Gabriel Zucman a électrisé le France Digitale Day 2025, où l’économiste a croisé le fer avec Philippe Aghion. À Paris, devant une audience fournie d’entrepreneurs et d’investisseurs, la French Tech a sondé une question brûlante : une taxe sur les ultra-riches peut-elle concilier justice sociale et attractivité ?

France digitale day 2025 : un débat fiscal au cœur de la french tech

Moment fort de l’écosystème entrepreneurial français, le France Digitale Day 2025 a placé la fiscalité patrimoniale sur le devant de la scène. Les échanges entre Gabriel Zucman, directeur de l’Observatoire européen de la fiscalité, et Philippe Aghion, professeur au Collège de France, ont porté sur un projet d’impôt minimum de 2 % visant les patrimoines les plus élevés.

Au-delà du face-à-face, le sous-texte économique est clair. Le financement des politiques publiques et la réduction du déficit mobilisent les décideurs, tandis que la French Tech défend sa compétitivité, son accès aux capitaux et la stabilité de son cadre fiscal. La rencontre a révélé une ligne de crête : faire contribuer davantage les détenteurs des plus grosses fortunes sans fragiliser la dynamique d’innovation.

Dans la salle, les questions ont fusé. Faut-il calibrer une taxe patrimoniale pour éviter les effets de seuils et les chocs de trésorerie ?

Comment préserver le financement des entreprises non cotées et les trajectoires de croissance des licornes ? Les entrepreneurs ont demandé de la visibilité, les économistes ont proposé des garde-fous. Les juristes présents ont, eux, insisté sur la qualité de l’assiette et la compatibilité avec le droit européen.

Pourquoi la taxe sur la richesse mobilise la French Tech

Quatre raisons expliquent la sensibilité du sujet côté start-ups et investisseurs :

  • Concentration des patrimoines chez les fondateurs en titres non cotés, donc illiquides.
  • Visibilité fiscale et stabilité réglementaire nécessaires aux tours de table.
  • Compétition internationale pour attirer talents et capitaux.
  • Signal budgétaire envoyé par l’État aux marchés et aux partenaires européens.

Ce que propose la « taxe zucman »

Le dispositif débattu repose sur une idée simple : un impôt minimum de 2 % sur le patrimoine des foyers fiscaux dépassant un niveau très élevé, évoqué à 100 millions d’euros. La cible est explicite, selon son concepteur : les individus, et non les entreprises, pour éviter d’alourdir le coût du capital des sociétés. L’objectif, d’inspiration redistributive, entend garantir que les détenteurs des plus grosses fortunes contribuent au moins proportionnellement à leur richesse, à l’instar de ce que supportent les classes moyennes.

Gabriel Zucman ancre son argumentaire dans l’histoire fiscale : l’introduction de l’impôt progressif au début du XXe siècle a suscité de vives craintes sur l’investissement et l’innovation, avant de financer l’éducation et la recherche. Il plaide pour une mise en œuvre pragmatique, assortie d’aménagements limités pour les cas d’illiquidité, qu’il juge circonscrits à quelques dizaines de situations.

Décryptage juridique : champ et assiette

Sur le plan technique, plusieurs points seraient déterminants à l’écriture d’une loi :

  • Assiette patrimoniale : actifs financiers, participations, immobilier, œuvres d’art, avec règles de valorisation distinctes selon la liquidité.
  • Seuil élevé pour concentrer la mesure sur les patrimoines ultra-majorés et limiter les effets de seuil dans le haut du spectre.
  • Comptabilisation des dettes et des participations minoritaires, afin d’éviter une taxation déconnectée de la richesse nette.
  • Coordination internationale pour prévenir la double imposition et les optimisations de résidence.

Un impôt minimum patrimonial se conçoit en complément des prélèvements existants. Techniquement, il s’apparente à un mécanisme de top-up annuel : si la somme des impôts payés reste inférieure à 2 % de la valeur nette du patrimoine, le contribuable acquitte un complément jusqu’à ce seuil. Reste à définir précisément les interactions avec l’IFI, la fiscalité immobilière et les contributions sociales, pour éviter les chevauchements et sécuriser le rendement.

Gestion des cas d’illiquidité

Sur les titres non cotés, plusieurs difficultés pratiques sont connues : valorisation, calendrier de paiement, et risque de cession contrainte. Zucman reconnaît l’existence de cas problématiques limités, tout en refusant d’y voir un motif de blocage général.

Les économistes et fiscalistes évoquent des options techniques telles qu’un paiement fractionné, un plafonnement en fonction des revenus ou des avances récupérables lors d’événements de liquidité ultérieurs. L’enjeu est d’éviter l’aliénation forcée d’actions qui fragiliserait la structure du capital des start-ups.

Trois leviers sont couramment discutés par les praticiens :

  • Étalement de l’impôt sur plusieurs exercices, sous condition de maintien des titres.
  • Crédit d’impôt reportable en cas d’impôt minimum supérieur aux prélèvements futurs, pour éviter un cumul excessif.
  • Gage sur titres ou nantissement encadré, afin de sécuriser l’assiette sans vente immédiate.

Ces mécanismes doivent rester ciblés pour ne pas créer de niches nouvelles ni brouiller la lisibilité du dispositif.

Parcours législatif en 2025 : vote à l’assemblée, rejet au sénat

Le texte inspiré par la proposition dite « taxe Zucman » a franchi une première étape à l’Assemblée nationale, avant de buter sur un rejet au Sénat en juin 2025. Cette séquence, rapportée par la presse, a replacé la question au cœur du débat budgétaire et relancé les réflexions sur le calibrage précis de la mesure et la méthode pour rallier une majorité parlementaire.

Politiquement, la dynamique met en regard deux impératifs : stabiliser les comptes publics et préserver l’écosystème entrepreneurial. Les défenseurs de la taxe la présentent comme un instrument d’équité contributive.

Ses opposants demandent des garanties robustes quant à la neutralité pour l’outil de travail et la cohérence avec la construction européenne. La suite dépendrait d’un éventuel véhicule législatif approprié et d’une rédaction resserrée sur les ultra-riches, susceptible de fédérer une majorité transpartisane.

Repères institutionnels pour une nouvelle taxe

Pour entrer en vigueur, une taxe doit être adoptée en termes identiques par l’Assemblée nationale et le Sénat, ou au besoin en dernier ressort par l’Assemblée. Trois canaux usuels existent :

  1. Projet de loi de finances ou de finances rectificative, où les dispositions fiscales sont traditionnellement intégrées.
  2. Proposition de loi ciblée, à condition d’être jugée recevable au regard de l’article 40 de la Constitution.
  3. Transposition européenne si une coordination supra-nationale venait à être adoptée.

La rédaction des mesures transitoires et des contrôles de proportionnalité sera déterminante en cas de saisine du Conseil constitutionnel.

Innovations et capital : les risques avancés par philippe aghion

Pour Philippe Aghion, les effets potentiels de la mesure doivent être évalués au prisme du financement de la croissance. Il alerte sur la spécificité des entrepreneurs de la technologie, dont la richesse est largement logée en titres non cotés. Exiger un paiement annuel sur une base valorisée, sans liquidité correspondante, peut conduire à des ventes d’actions anticipées, fragilisant le pilotage stratégique et la confiance des investisseurs.

Autre inquiétude, plus diffuse mais stratégique : la compétitivité fiscale de la France dans la bataille mondiale pour l’IA, les biotechs et l’industrie verte. La French Tech a bâti son attractivité sur une combinaison d’expertise, de marchés publics, d’efforts de R&D et d’incitations telle que le crédit d’impôt recherche. Un choc de perception pourrait se traduire par un coût du capital plus élevé pour les scale-ups.

Effets potentiels sur la trésorerie des fondateurs

Le principal point de friction opère au niveau micro-économique. Un impôt minimum calculé sur une valeur patrimoniale non réalisée pose un problème de trésorerie si aucun mécanisme de décalage ou d’étalement n’est prévu.

Ce risque est accentué pour les fondateurs très dilués, dont le paquet d’actions reste conséquent en valeur mais ne génère pas de flux de revenus annuels. La conception même de l’impôt doit intégrer ces situations afin de ne pas provoquer d’effets de bord.

Compétitivité et perception des investisseurs

Sur les marchés, la perception compte autant que la lettre du texte. Les fonds internationaux arbitrent entre juridictions.

Une mesure non coordonnée, même ciblée, peut être interprétée comme un signal de durcissement. À l’inverse, l’adoption de garde-fous clairs et stables, associés à une discussion européenne, limite l’effet réputationnel. D’où l’insistance d’une partie des intervenants sur une application concertée à l’échelle du continent.

Dans la pratique, de nombreux pays ayant connu une fiscalité patrimoniale ont prévu une protection partielle pour l’actif professionnel, afin d’éviter la vente d’entreprises saines pour régler l’impôt. Une exclusion totale crée une brèche, mais une exemption plafonnée et conditionnelle peut concilier deux objectifs : préserver la capacité d’investissement et maintenir une contribution minimale. La question est de calibrer cette exception pour qu’elle serve l’économie productive sans se transformer en niche.

Le crédit d’impôt recherche, pierre angulaire du financement de l’innovation

Le CIR est l’un des dispositifs majeurs de soutien à la R&D en France. Il réduit le coût net des dépenses de recherche et améliore l’attractivité du territoire pour les activités intensives en innovation. La stabilité de ce levier, combinée à des règles de propriété intellectuelle lisibles, constitue un signal clef pour les investisseurs technologiques.

Regards européens et coordination internationale

Le débat français se nourrit d’enseignements étrangers. L’Espagne impose un prélèvement sur la fortune à partir de 700 000 euros, avec des barèmes qui peuvent grimper jusqu’à environ 3,45 % selon les communautés autonomes.

La Suisse et la Norvège pratiquent également des taxes patrimoniales, fixées à des niveaux et avec des assiettes qui varient selon les cantons ou la réglementation nationale. Les comparaisons montrent que la clé n’est pas seulement le taux, mais la définition de l’assiette, la place des actifs professionnels et la coordination inter-juridictions.

Sur le plan des principes, Zucman défend une approche souveraine en France, combinée à une coopération internationale, citant comme précédent les travaux de l’OCDE sur la fiscalité minimale des multinationales. Cette référence rappelle qu’une norme internationale peut limiter les arbitrages d’optimisation. Reste que, pour les patrimoines individuels, la coopération est plus complexe : mobilité des personnes, diversité des bases taxables et hétérogénéité des systèmes civils compliquent l’harmonisation.

La coordination européenne réduit les incitations à la délocalisation et accroît la prévisibilité. Mais elle demande du temps et des compromis.

À l’inverse, une action nationale rapide peut répondre à un impératif budgétaire, au risque de créer des différentiels de fiscalité. Un compromis réaliste pourrait combiner une mise en place phasée en France et une initiative visant à aligner, au moins partiellement, les grandes économies européennes.

Pouvoirs publics et cadrage budgétaire : quelle place pour la mesure

La trajectoire des finances publiques ajoute une dimension macroéconomique à la discussion. L’exécutif vise un rééquilibrage progressif, avec un effort d’économies annoncé de 43,8 milliards d’euros et un cap de réduction du déficit à moyen terme, éléments relayés publiquement à l’été 2025 (source gouvernementale, info.gouv.fr). Dans cette perspective, toute recette structurelle nouvelle doit être appréciée à l’aune de sa prévisibilité, de son rendement net et de ses éventuels effets d’équilibre sur la croissance.

Pour les entreprises, le signal attendu tient moins au quantum qu’à la cohérence du cadre : articulation avec l’IFI, protection raisonnée de l’outil de travail, absence d’instabilité réglementaire et lisibilité pluriannuelle. L’administration fiscale, de son côté, rappelle régulièrement les obligations de conformité et l’importance de la vigilance sur impots.gouv.fr, message de fond qui vaut pour tout nouvel instrument.

Les marchés s’intéressent surtout à la crédibilité d’ensemble : trajectoire de dépenses, base fiscale, lutte contre l’érosion des recettes et qualité de la croissance. Une taxe minimum, si elle cible un périmètre restreint et s’inscrit dans un plan lisible, peut contribuer au signal de sérieux budgétaire. À l’inverse, si sa conception crée des contentieux ou des distorsions, le bénéfice peut s’éroder dans la complexité.

Réactions de l’écosystème : entre équité et compétitivité

Au sein de la communauté entrepreneuriale, les réactions sont contrastées. Des voix saluent une contribution accrue des très hauts patrimoines, au nom du consentement à l’impôt et de la cohésion sociale.

D’autres alertent sur le risque de fuite des talents et des capitaux si le calibrage ne tient pas compte de la réalité des actifs illiquides. Sur les réseaux, les discussions reflètent ce clivage, avec une demande commune de sécurité juridique et de stabilité des règles.

Un point fait consensus dans le débat public : la fiscalité doit demeurer progressive et ciblée. Les désaccords portent moins sur le principe que sur la mécanique, la temporalité et la coordination européenne.

La voie d’un compromis émergerait autour d’un impôt minimum resserré sur les patrimoines ultra-élevés, doté d’aménagements encadrés pour l’illiquidité, et accompagné d’une initiative de convergence européenne. Zucman insiste sur l’impulsion nationale, Aghion sur la coopération graduelle. Le débat du France Digitale Day a, au moins, permis de clarifier ces lignes.

Points de vigilance en cas de mise en œuvre

  • Assiette fiable et méthodes de valorisation robustes pour les titres non cotés.
  • Traitement des cas d’illiquidité pour éviter les ventes forcées déstabilisantes.
  • Coordination européenne minimale, ne serait-ce que sur les règles anti-fragmentation.
  • Contrôle juridictionnel anticipé, avec tests de proportionnalité et de cohérence interne.
  • Pédagogie auprès des contribuables concernés et des marchés pour limiter l’incertitude.

Un cap à tracer pour conjuguer justice fiscale et innovation

Le duel d’idées entre Gabriel Zucman et Philippe Aghion a montré l’ampleur des arbitrages à trancher. Une taxation minimale des très hauts patrimoines peut coexister avec une stratégie pro-innovation si la rédaction est précise, l’assiette bien bornée et l’illiquidité traitée avec discernement. L’issue dépendra d’une équation politique et juridique fine, et de la capacité à arrimer la France à un mouvement européen.

Pour la French Tech, la balle est autant dans le calibrage fiscal que dans les leviers d’investissement et d’IA déjà en place. Les prochains mois diront si une voie de passage se dessine, étroite mais praticable, entre équité contributive et compétitivité entrepreneuriale.

Au-delà d’un affrontement de principes, c’est bien la qualité de l’ingénierie fiscale qui décidera du résultat.