À Paris, Clara et son associé allemand bouclent une levée de 5 millions d'euros auprès d'investisseurs londoniens. Surprise en coulisses : leur société est immatriculée au Delaware.

En 48 heures et pour quelques centaines de dollars, la structure est opérationnelle avec une documentation standard. En Europe, le même projet s'étire sur des semaines, déclenchant une addition d'honoraires et de formalités qui pèse sur la compétitivité.

Startups européennes : l'incorporation au Delaware, un raccourci qui interroge

Le choix du Delaware n'a rien de romantique. Il est pratique. La promesse est limpide : 48 heures pour incorporer, des contrats prêts à l'emploi, des droits des actionnaires prévisibles et des coûts initiaux contenus à quelques centaines de dollars. Pour des fondateurs et des investisseurs en quête de certitudes, l'équation est vite faite.

En Europe, le parcours est différent. Les démarches prennent des semaines, voire des mois. Les frais d'avocats et de conseils atteignent rapidement des milliers d'euros, y compris pour des opérations courantes comme l'attribution de stock-options. La paperasse devient un frein réel à l'exécution, même pour des équipes déterminées et financées.

Résultat : chaque année, des centaines de jeunes pousses originaires d'Europe choisissent une domiciliation américaine sur le papier, tout en conservant leurs équipes et leurs marchés en Europe. Ce paradoxe révèle une tension structurelle : un continent riche en talents, en financements et en ambition, mais qui peine à offrir une infrastructure juridique unifiée et aisément réplicable à l'échelle des 27.

Le cadre juridico-contractuel du Delaware repose sur des modèles et une jurisprudence abondante. Pour les investisseurs, cela signifie des clauses standardisées, une prévisibilité des issues en cas de litige et une exécution rapide des décisions de gouvernance. Côté fondateurs, la simplicité contractuelle et le coût d'entrée allégé orientent le choix, surtout au moment d'une première levée.

EU-INC : un 28e régime pour fluidifier le marché unique de l'innovation

Face à ces frictions, une proposition prend corps : EU-INC, un « 28e régime » optionnel, conçu pour offrir une forme juridique unique aux startups sur tout le territoire de l'Union. L'objectif est d'aligner la structure d'entreprise sur la logique du marché unique : lever à Berlin, recruter à Lisbonne, s'implanter à Varsovie sans devoir refondre le véhicule juridique à chaque frontière.

Le principe est simple, l'ambition élevée : un cadre paneuropéen harmonisé, avec des documents types et des mécanismes standard pour la gouvernance, la levée de fonds et l'actionnariat salarié. Le blueprint d'EU-INC met l'accent sur un point essentiel pour l'attraction des talents : la simplification des stock-options.

En France, accorder de telles options peut coûter jusqu'à 5 000 euros en honoraires et prendre trois mois, contre quelques jours et moins de 100 euros aux États-Unis. L'écart pèse lourd dans les plans de recrutement et de rétention.

Mistral AI : l'alerte d'Arthur Mensch

Arthur Mensch, fondateur de Mistral AI, résume l'enjeu : « Sans un '28e régime' ambitieux mais simple, nous risquons de perdre une autre génération d'innovateurs européens. » Le message vise à enclencher un mouvement de fond : produire une simplicité de droit au niveau européen qui évite l'exode des structures juridiques et, à terme, des centres de décision.

Ce que viserait un 28e régime optionnel

EU-INC se veut une couche juridique volontaire, superposable aux droits nationaux, offrant aux startups :

  • Une forme juridique commune reconnue dans toute l'UE.
  • Des documents types de gouvernance et de financement, réutilisables transfrontière.
  • Un cadre unifié pour l'actionnariat salarié et la mobilité des talents.
  • Des procédures allégées pour les opérations courantes en capital.

Parler de 28e régime signifie ajouter un cadre commun optionnel qui coexiste avec les 27 régimes nationaux. Les fondateurs choisissent ce régime pour sa standardisation et son applicabilité directe dans toute l'UE, sans abroger les lois locales. Le bénéfice attendu : une réduction drastique des coûts de coordination lors d'une expansion ou d'une levée multinationale.

Frais, délais et stock-options : l'écart opérationnel avec les États-Unis

L'écart d'efficience entre les États-Unis et l'Europe est tangible au niveau micro-opérationnel. Plusieurs marqueurs reviennent chez les fondateurs :

  • Incorporation : 48 heures pour quelques centaines de dollars au Delaware contre semaines ou mois en Europe.
  • Stock-options : en France, jusqu'à 5 000 euros d'honoraires et trois mois de délais, contre quelques jours et moins de 100 euros aux États-Unis.
  • Standardisation contractuelle : abondante aux États-Unis, fragmentée en Europe.

Ces frictions ne sont pas anodines. Un rapport de la Commission européenne sur les startups indique que les lourdeurs nationales entravent 40 % des jeunes pousses qui envisagent de changer d'échelle sur le continent. Sur le terrain, cela se traduit par des cycles de décisions plus longs, une trésorerie immobilisée et un différentiel d'attractivité pour les talents clés.

Métriques Valeur Évolution
Délai d'incorporation au Delaware 48 heures vs Europe : semaines à mois
Coût de mise en place des stock-options France : jusqu'à 5 000 € | États-Unis : < 100 € Écart significatif
Délais d'attribution des stock-options France : ~3 mois | États-Unis : quelques jours Écart significatif
Startups freinées par la lourdeur administrative 40 % Entrave à l'échelle européenne

Pour un CFO, ces écarts se traduisent par un coût du capital plus élevé et des délais de réalisation qui dégradent la valeur actualisée des projets. EU-INC vise précisément la neutralisation de ces effets en appliquant une mécanique de standardisation à l'échelle du marché unique.

Coalition tech et signaux politiques : vers une réponse coordonnée

La mobilisation est désormais visible. Une pétition portée par des entrepreneurs européens a rassemblé plus de 24 000 signataires, contre 5 000 il y a quelques mois. Le mouvement agrège des fondateurs, des investisseurs et des opérateurs de l'écosystème, déterminés à converger vers un cadre unique.

Parmi les soutiens cités, on retrouve Stripe, Wise, Atomico, Accel, Mistral AI et Personio. Le message est double. Côté entrepreneurs : l'exécution quotidienne pâtit d'une fragmentation contrainte. Côté capital-risque : la complexité juridique réduit les retours en ralentissant les cycles et en compliquant les sorties.

Atomico : lecture d'un investisseur européen

Niklas Zennström, cofondateur de Skype et partenaire chez Atomico, souligne : « L'Europe ne manque ni de talents, ni d'ambition, ni d'idées, mais elle manque encore d'un marché unique fonctionnel pour que les startups scalent. Cela ne peut pas être symbolique ; il faut co-créer avec les fondateurs qui bâtissent l'avenir tech de l'Europe. » Atomico indique avoir investi plus de 2 milliards d'euros en 2024 dans des startups européennes, tout en pointant la fragmentation juridique comme limite aux performances globales des portefeuilles.

Stripe, Wise et Personio : soutien d'infrastructures et de logiciels

Le ralliement d'acteurs comme Stripe, Wise et Personio traduit une convergence d'intérêt : fluidifier les flux, unifier la base contractuelle et accélérer les opérations. Il ne s'agit pas d'une bataille théorique. Ce sont des entreprises exposées au quotidien aux frictions transfrontalières qui plaident pour une standardisation utile à tous les étages de la chaîne de valeur.

Commission européenne : consultation et tempo politique

Le dossier a gagné l'agenda public. Ursula von der Leyen a rappelé en 2024 que « l'échelle continentale est notre plus grande force ». Mario Draghi a remis à la Présidente de la Commission un rapport de 400 pages le 9 septembre 2024, identifiant l'absence d'intégration des marchés de capitaux comme un frein majeur à l'innovation.

En septembre 2025, il alerte sur un retard persistant des Vingt-Sept, analyse relayée dans la presse. La Commission a clôturé sa consultation publique sur l'harmonisation des règles pour les startups le 30 septembre 2025, avec plus de 1 000 contributions selon les informations officielles. Ces signaux attestent d'une prise de conscience institutionnelle (source : Le Monde, 16 septembre 2025).

Dates-clés et jalons publics

  • 9 septembre 2024 : remise du rapport Draghi sur la compétitivité à la Commission européenne.
  • Septembre 2025 : alerte renouvelée sur le retard européen face aux États-Unis et à la Chine.
  • 30 septembre 2025 : clôture de la consultation sur l'harmonisation des règles pour les startups, plus de 1 000 contributions.

Ces jalons structurent le débat et ouvrent une fenêtre d'opportunité pour un cadre juridique unifié.

Indicateurs clés et impacts financiers pour la France

Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 2024, l'Europe a vu naître 150 000 startups.

Pourtant, seules 20 % d'entre elles ont franchi la frontière de leur pays d'origine, contre 50 % aux États-Unis. Le capital-risque européen a signé un record avec 100 milliards d'euros investis en 2024, mais la part transfrontalière n'atteint que 15 %. Cet écart d'intégration se traduit par une valorisation moindre de l'écosystème.

En France, l'impact est majeur. Selon les données communiquées, les startups tech ont généré environ 200 000 emplois sur la période 2023-2024.

Pourtant, 30 % des fondateurs envisageraient une relocalisation aux États-Unis pour des raisons réglementaires. L'arbitrage n'est pas idéologique. Il est lié à la fluidité d'exécution, aux coûts juridiques et à la prévisibilité des opérations de capital.

Le sujet fiscal ajoute une strate d'incertitude. Les taux d'imposition sur les plus-values varient sensiblement d'un pays à l'autre : de 12,8 % en Hongrie à 34 % en France.

Ce différentiel réduit l'appétit pour des véhicules d'investissement paneuropéens et complexifie la structuration des tours transnationaux. Pour les investisseurs, cela se traduit par des coûts de conformité accrus et une prime de risque qui se répercute sur les valorisations.

La dimension R&D est également structurante. L'Europe investit 2,3 % de son PIB en recherche, contre 3 % aux États-Unis et 2,4 % en Chine.

Appliqué à l'innovation technologique, le déficit atteint environ 100 milliards d'euros annuels. Le rapport Draghi recommande des investissements de 800 milliards d'euros par an pour combler le fossé, dont une part substantielle pour harmoniser les régimes juridiques et soutenir la modernisation du marché des capitaux.

Pour un CFO, la fragmentation juridique se matérialise en prime de risque sur les tours européens : due diligences plus longues, documents non standard, arbitrages fiscaux mouvants. EU-INC, en réduisant les coûts de coordination et en accélérant l'exécution, peut mécaniquement abaisser le coût du capital et améliorer le time-to-close des opérations transfrontalières.

Formation et talents : un levier déjà actionné

L'Année européenne des compétences 2023 a mobilisé 10 milliards d'euros pour former 25 millions de personnes, et la Déclaration de La Hulpe d'avril 2024 réaffirme l'investissement dans les talents. Reste à aligner ces efforts avec un cadre juridique simplifié, afin que la montée en compétences se traduise en créations d'emplois pérennes et en scalabilité.

Ce que changerait EU-INC pour les levées, la gouvernance et l'emploi

EU-INC ne serait pas une réforme cosmétique. Un cadre paneuropéen optionnel modifierait concrètement la manière dont les startups se financent, se gouvernent et recrutent.

  • Levées de fonds : documents et droits harmonisés, réduction des négociations pays par pays, accélération du closing pour les tours impliquant plusieurs juridictions.
  • Gouvernance : clarification des processus de décision, reconnaissance uniforme des droits des minoritaires et sécurité juridique accrue pour les investisseurs comme pour les fondateurs.
  • Actionnariat salarié : mécanismes standard pour aligner les équipes à Paris, Berlin ou Lisbonne, avec des coûts de mise en place réduits.
  • Mobilité des talents : facilité de transfert et d'attribution de droits entre pays, utile pour les scale-ups en hypercroissance.

Pour la France, l'effet attendu tient à la démultiplication des tours pan-européens, un dealflow plus fluide pour les fonds domestiques et une capacité accrue à retenir les centres de décision sur le territoire. L'alignement des procédures sur une base commune réduirait les goulots d'étranglement qui freinent les entreprises en hypercroissance.

Bon à savoir : fiscalité des plus-values, un écart qui pèse

La diversité fiscale désincite les tours transnationaux. Repères mentionnés :

  • Hongrie : taux d'imposition sur les plus-values à 12,8 %.
  • France : taux évoqué à 34 %.

Un cadre commun réduirait l'incertitude pour les investisseurs et faciliterait les allocations de capital paneuropéennes.

Arbitrage stratégique pour l'UE : marché unifié de l'innovation ou exode des talents

Le dilemme n'est plus théorique. Soit l'Union pérennise la fragmentation et voit perdurer l'externalisation des structures juridiques vers les États-Unis, soit elle adopte un 28e régime simple et ambitieux, véritable catalyseur d'un marché unique de l'innovation. Les bases existent : une mobilisation de l'écosystème, un cap politique et des données qui plaident pour l'action.

L'Europe a les talents, les capitaux et la volonté. EU-INC lui offrirait l'outil juridique pour en capter toute la valeur.