DejaBlue récolte 7,2 M€ : la flexibilité énergétique passe à l’action
La start‑up française connecte bornes, solaire et contrats d’énergie pour abaisser jusqu’à 30 % la facture électrique des flottes et des bâtiments tertiaires.

Sept millions deux cent mille euros : un montant qui dépasse largement le ticket moyen des tours d’amorçage tricolores. Portée par le fonds helvético‑allemand Redalpine, épaulé par Zeno Ventures et Bpifrance, l’opération place DejaBlue dans le peloton de tête des « climate tech » françaises. Au‑delà du quantum financier, l’intérêt est stratégique : les investisseurs visent un double dividende, financier et environnemental, en misant sur la capacité de la start‑up à transformer la façon dont les entreprises consomment et achètent l’électricité.
Le signal est fort : alors que l’écosystème hexagonal s’inquiétait, début 2025, d’une contraction de 18 % des montants investis dans la tech, les verticales liées à la décarbonation et à l’optimisation énergétique continuent d’attirer des capitaux importants. Cette levée record confirme le glissement d’un paradigme centré sur l’installation d’infrastructures physiques vers un modèle axé sur l’intelligence logicielle et la valorisation de la donnée énergétique.
Un marché bouleversé : du « tout‑chargeur » à l’ère de l’efficience électrique
Après cinq années de croissance exponentielle, les immatriculations de véhicules électriques en France ont ralenti au premier trimestre 2025 : –12,6 % par rapport au T1 2024, selon la Plateforme automobile. Pourtant, la pénétration reste élevée : 22 % des mises à la route, contre 2 % seulement en 2019. Cette inflexion n’est pas un signe de désaffection, mais la conséquence de trois facteurs :
- L’inflation énergétique qui incite les gestionnaires de flotte à prolonger la durée de vie de leurs véhicules thermiques avant de basculer.
- La saturation partielle du marché B2C, désormais dépendant des renouvellements plutôt que des primo‑acquisitions.
- La maturité croissante du parc de bornes : plus de 125 000 points publics et un ratio de 14 véhicules par point, proche du « Sweet spot » européen. Reste un enjeu crucial : l’exploitation optimale des infrastructures déjà déployées. Les premières années ont consisté à massifier l’installation de chargeurs ; la décennie qui s’ouvre devra rentabiliser chaque kilowatt‑heure. C’est ici que DejaBlue fait la différence, en permettant aux acteurs immobiliers et aux opérateurs de flotte de décaler, moduler et monétiser leur consommation.
Bon à savoir : un parc roulant plus gourmand qu’attendu
Un véhicule électrique d’entreprise parcourt en moyenne 25 700 km par an. En considérant une consommation réelle de 19 kWh/100 km (plus élevée que les normes WLTP), chaque voiture impose 4 883 kWh supplémentaires à la facture d’électricité annuelle, soit l’équivalent de la moitié de la consommation annuelle d’un foyer français.
Disséquer la plateforme DejaBlue : harmoniser bornes, solaire et contrat d’énergie
Une architecture modulaire en trois couches.
- Couche « asset » : la plateforme se connecte aux bornes (standards OCPP 1.6 & 2.0.1), aux onduleurs photovoltaïques et aux éventuelles batteries stationnaires, via API ou passerelle propriétaire.
- Couche « data & forecast » : un moteur de prédiction agrège données météo, calendriers de flotte, courbes de charge historiques et signaux de marché (EPEX Spot, RTE EcoWatt, Enedis Tempo) pour établir des scénarios de consommation sur 24 heures glissantes.
- Couche « orchestration » : l’algorithme teste 500 combinaisons de puissance et de créneaux de charge, pondérées par le coût horaire et l’empreinte carbone. Le plan optimal est exécuté en quasi temps réel, avec une granularité de quinze minutes.
Cet empilement technologique donne naissance à une promesse simple : réduire la facture d’électricité jusqu’à 30 % et la facture carbone jusqu’à 45 %, sans investissement supplémentaire dans les infrastructures existantes.
DejaBlue construit un jumeau numérique de chaque site : plan 3D, profil de consommation, ensoleillement horaire et contraintes réseau. Simuler en quelques millisecondes l’ajout ou le retrait d’un véhicule permet de visualiser l’impact sur le facteur de charge, la pointe appelante et la facture d’acheminement.
Un cadre réglementaire de plus en plus exigeant
La transition énergétique française repose sur un socle législatif comprenant la Loi d’orientation des mobilités (LOM 2019), la Loi climat et résilience (2021) et les déclinaisons européennes telles que le règlement AFIR (Alternative Fuels Infrastructure Regulation 2023). Obligations clés pour les gestionnaires de parkings :
- Pré‑équipement électrique : 20 % des places des bâtiments neufs tertiaires doivent être « ready for EV ».
- Droit à la prise renforcé : les salariés peuvent exiger l’installation d’un point de charge sur leur lieu de travail, moyennant un partage de coûts plafonné.
- Compatibilité « smart charging » : à partir d’avril 2025, toute borne >50 kW installée sur voie publique devra pouvoir moduler sa puissance de sortie à la demande du gestionnaire de réseau. Ces exigences transforment la borne de recharge en acteur du système électrique. En réponse, DejaBlue ajoute une couche de conformité réglementaire automatique : alertes en cas de dépassement de puissance souscrite, génération de rapports ADEME pour les bilans carbone et anticipation des contributions au fonds d’écrêtement.
Les tarifs TURPE 6 ont introduit une facturation plus progressive de la pointe souscrite, incitant à l’effacement. Une borne rapide de 150 kW peut générer 9 612 € de surcoût annuel si elle est dimensionnée sans pilotage horaire. En lissant la courbe, DejaBlue peut réduire ces pénalités de 65 %.
Business model : récurrence et partage de valeur
La start‑up facture un abonnement SaaS tiercé entre 29 € et 49 € par point de charge, auquel s’ajoute une commission de 20 % sur les économies réalisées (« shared savings »). Ce modèle hybride garantit des revenus récurrents tout en alignant les intérêts : plus l’algorithme performe, plus la marge de DejaBlue augmente. Les projections internes – auditées par un cabinet Big 4 pour la due‑diligence – tablent sur un chiffre d’affaires récurrent annuel (ARR) de 3 M€ fin 2025, 12 M€ fin 2026 et 38 M€ fin 2028, avec une marge brute supérieure à 65 %.
Les investisseurs ont validé ces hypothèses en comparant la solution aux coûts évités : pénalités de dépassement de puissance, surcoûts en heures de pointe et valeur de la flexibilité vendue sur le mécanisme d’ajustement.
Histoire et ADN de la start‑up
Parker Spielman, diplômé de UCLA et vétéran de Google Fi, a côtoyé Baptiste Richard à San Francisco lors de leur passage chez Uber. Confrontés à la gestion de flottes de chauffeurs, ils découvrent les limites de la recharge non pilotée : files d’attente, factures imprévisibles, tension sur le réseau local. Après un boot‑camp d’accélération chez Y Combinator, ils choisissent Paris pour son écosystème d’énergies renouvelables et sa densité de bâtis tertiaires. L’équipe grandit vite : 30 collaborateurs prévus fin 2025, dont 70 % en R\&D et 30 % en opérations. La culture interne repose sur trois rituels :
- « Shadowing client » : chaque ingénieur passe deux semaines par an dans un parking client pour observer le terrain.
- « Carbon Friday » : publication hebdomadaire de l’intensité carbone moyenne des sites gérés.
- « Fail‑share » : retour d’expérience collectif sur les incidents réseau pour améliorer la résilience du code.
La flexibilité : graal des gestionnaires de patrimoine
Entre janvier 2024 et février 2025, la France a connu cinq épisodes de prix négatifs sur le marché spot, culminant à –18 €/MWh. Dans le même temps, quatre pics supérieurs à 600 €/MWh ont été enregistrés lors des vagues de froid de janvier. Pour un même kWh, le delta peut donc atteindre 618 € entre creux et pic.
Trois leviers de création de valeur :
- Écrêter la pointe pour réduire le terme puissance de la facture.
- Décaler la recharge vers les heures creuses abondantes en solaire et en nucléaire de nuit.
- Revendre la capacité effacée sur le mécanisme d’ajustement ou via un agrégateur, pratique encore émergente mais déjà rentable pour les sites >500 kW.
L’algorithme de DejaBlue adresse les trois simultanément, ce qui explique le ROI inférieur à 24 mois constaté sur les premiers pilotes multisites.
PPA : contrat d’achat d’électricité à long terme, indexé ou fixe.
CPP : tarification de pointe critique, surcoût horaire dissuasif.
FOCER : flexibilités offertes pour la concession d’effacement rémunéré.
FRTP : facture de raccordement et de transport.
Défis techniques et barrières à l’entrée
Interopérabilité : la pluralité des protocoles OCPP, Modbus, SunSpec et OPC UA rend complexe la connexion de bornes hétérogènes. DejaBlue développe des adaptateurs logiciels « on‑premise » qui convertissent les trames en temps réel.
Cybersécurité : un SOC interne surveille les flux, et la start‑up a obtenu la qualification SecNumCloud pour son hygiène cybersécurité. Les tableaux de bord client sont hébergés en France, sur un cloud souverain, afin de limiter l’exposition extraterritoriale au CLOUD Act américain.
Scalabilité : 120 000 messages MQTT par minute transitent déjà sur la plateforme. Le modèle event‑driven, bâti sur Kafka et Rust, permet de supporter un facteur 40 d’augmentation sans refonte majeure.
Panorama concurrentiel : où se situe DejaBlue ?
NOM |
DEMANDE PHYSIQUE OU DÉMATÉRIALISÉE | TYPE DE DEMANDE | FONCTIONNEMENT | SPÉCIFICITÉ |
ev.energy |
Dématérialisée |
Pilotage domestique orienté consommateur |
|
Prix bas |
Zeplug |
Physique & Dématérialisée |
Installation et revente d’énergie |
|
Tarif moyen |
NewMotion (Shell) |
Physique & Dématérialisée |
Réseau public + gestion corporate |
|
Premium |
DejaBlue |
Dématérialisée |
Optimisation multi‑actifs et agrégation |
|
Tarif moyen |
Le différenciateur clé reste la capacité à optimiser en unifiant bornes, solaire et contrats d’énergie. Les concurrents « bornistes » n’intègrent pas encore la gestion dynamique des prix de marché, tandis que les agrégateurs historiques ne descendent pas jusqu’à la borne.
Feuille de route : de l’optimisation locale à l’agrégation nationale
- 2025 – Q4 : obtention de la licence de fournisseur auprès de la Commission de régulation de l’énergie (CRE).
- 2026 – Q2 : lancement d’une offre « kilomètre + kWh » à prix variable pour les flottes urbaines.
- 2026 – Q4 : premier PPA virtuel 100 % solaire couplé à un portefeuille de sites flexibles (20 MW).
- 2027 : extension en Allemagne et en Italie via partenariats de white‑label avec des utilities locales.
À terme, DejaBlue ambitionne de devenir un « Flexibility Service Provider », agrégateur d’une capacité de modulation de 150 MW, soit l’équivalent de deux turbines à gaz effaçables en dix minutes.
Une dynamique porteuse pour l’économie française
Le capital‑risque français souffrait historiquement d’un déficit sur les segments deeptech et énergétiques. En soutenant DejaBlue, Bpifrance poursuit sa stratégie de financement de la transition, laquelle représente 2,3 milliards d’euros cumulés depuis 2018. Les retombées économiques dépassent la seule valorisation de la start‑up :
- Renforcement de la souveraineté énergétique à travers l’optimisation de la demande.
- Création de 120 emplois directs et 280 emplois indirects dans les services d’installation et de maintenance d’ici 2027.
- Accélération du déploiement de contrats d’effacement, encore peu exploités en France comparé à l’Allemagne (4 GW de portefeuille flexible).
Perspectives : quand l’intelligence logicielle devient premier levier de décarbonation
Les années 2010 ont été celles de la multiplication des bornes ; les années 2020 seront celles de leur synchronisation. DejaBlue incarne un virage essentiel : la valeur se déplace de l’équipement vers l’orchestration. La maîtrise de la flexibilité n’est plus un simple « nice to have », mais un critère bancaire (via la taxinomie européenne) et un avantage compétitif pour les fonciers qui souhaitent sécuriser leur trajectoire net‑zéro. En connectant données météo, signaux de prix et contraintes réseau, la start‑up transforme chaque parking en micro‑centrale pilotable. Cette vision, soutenue par des investisseurs de renom, positionne la France à l’avant‑poste d’une révolution silencieuse qui marie rentabilité et sobriété.
DejaBlue démontre qu’en réunissant bornes, soleil et algorithmes, il est possible de faire rimer transition et création de valeur, ouvrant la voie à un système électrique plus résilient et plus vertueux.