Les changements des réserves et les impacts sur l'économie française
Découvrez comment la dédollarisation affecte les entreprises françaises et modifie les chaînes d'approvisionnement internationales.
Depuis juin, une recomposition silencieuse s’accélère sur les marchés de change. Le dollar recule, l’or s’installe au cœur des réserves officielles, et le yuan gagne du terrain. Pour les entreprises françaises, la ligne de crête se précise entre volatilité accrue et nouvelles chaînes commerciales, à mesure que la politique tarifaire américaine et les arbitrages des banques centrales redessinent les équilibres.
Dollar en repli historique en 2025 : ressorts économiques et politiques
La glissade du billet vert domine l’actualité monétaire. Le retour de Donald Trump à la Maison Blanche a ravivé une stratégie de hausses tarifaires sur les importations.
Combinée à un déficit public américain proche de 7 % du PIB et à un cycle d’assouplissement monétaire de la Fed, cette combinaison fragilise les soutiens traditionnels du dollar. Résultat : la devise américaine connaît sa plus forte baisse semestrielle depuis 1973 au premier semestre 2025 (L’Express).
Ce mouvement s’inscrit dans un faisceau d’incertitudes macroéconomiques. Sur le plan domestique américain, des politiques budgétaires expansionnistes entretiennent un besoin de financement public conséquent.
Sur le plan commercial, l’option douanière crée des frictions sur les flux, attisant les anticipations d’un ralentissement des échanges. Le différentiel de taux d’intérêt avec le reste du monde se resserre au fil des baisses de la Fed, rognant l’attrait du dollar dans les portefeuilles internationaux.
Dans ce paysage, des gérants mettent en avant un lien clair entre la modération de la croissance américaine, l’inflexion des taux et la faiblesse du billet vert. La prime de portage s’érode pour les investisseurs qui, ces dernières années, avaient profité d’un écart de rendement net en faveur des actifs libellés en dollars.
IRIS : diagnostic macro et signal d’alerte
Un rapport publié par l’IRIS le 1er juillet 2025 avance que la dépréciation du dollar, amorcée au printemps 2024, est multifactorielle. Les tensions commerciales, les choix budgétaires ainsi que l’évolution des anticipations de taux pèsent sur la devise. L’institut souligne les effets d’une période prolongée de baisse du dollar, synonyme de changement d’équilibres sur le commerce mondial et de hausse potentielle de la volatilité.
Ostrum AM : lectures de marché
Chez Ostrum Asset Management, des analystes rappellent que la détente du cycle américain et la compression des différentiels de taux face à d’autres zones affaiblissent mécaniquement l’attrait du dollar. La politique tarifaire américaine ajoute un degré d’incertitude sur les marges des exportateurs, les chaînes logistiques et la répercussion des coûts. Ce cocktail favorise une diversification défensive des réserves officielles et des allocations privées.
Chiffres clés 2024-2025 à garder en mémoire
Quelques points saillants pour cadrer le débat sur la dédollarisation accélérée.
- 2025 S1 : plus forte baisse semestrielle du dollar depuis 1973 (L’Express).
- 30 % des paiements transfrontaliers en yuan pour le commerce des marchandises en 2024, selon le gouverneur de la PBoC.
- 20 % du commerce mondial du pétrole serait facturé en devises autres que le dollar.
- 435 Md USD d’IDE entre pays occidentaux et émergents en 2023, au plus bas depuis 2005.
Le dollar et les Treasuries ont longtemps représenté l’étalon de liquidité et de sécurité pour les réserves officielles. Les épisodes de sanctions financières, la politique budgétaire américaine et les tensions commerciales conduisent certaines institutions à recalibrer la définition opérationnelle du « sans risque » en privilégiant une combinaison or + obligations de plusieurs zones, parfois avec couverture de change. Ce n’est pas un abandon du dollar mais une diversification active.
Réserves officielles : bascule vers l’or et réduction du dollar
La rupture la plus visible tient à la montée de l’or dans les réserves. Des stratèges constatent que les achats d’or des banques centrales se sont intensifiés et que, dans certains cas, les stocks d’or déclarés dépassent l’exposition directe aux bons du Trésor américain. Ce rééquilibrage répond à une logique de neutralité géopolitique et de liquidité internationale.
La préférence pour l’or tient à ses qualités d’actif physique, non soumis à une juridiction unique et échappant au risque de sanctions. Les données relayées par des services économiques nationaux mettent en évidence, dans plusieurs économies émergentes, une progression de la part de l’or dans les réserves. Les publications de la Direction générale du Trésor, par exemple pour l’Argentine en mai 2025, corroborent un changement de composition des réserves chez certains émergents.
La presse économique signale par ailleurs qu’avec le retour de Donald Trump, l’accumulation d’or s’est accélérée dans certaines régions, au détriment d’une détention marginale de Treasuries. L’objectif : atténuer le risque de change, réduire la dépendance à la politique américaine et rehausser la capacité de résilience en cas de stress.
Banques centrales asiatiques : couverture renforcée du dollar
Les institutions officielles asiatiques apparaissent en première ligne. Elles augmentent la couverture de leurs avoirs en dollars, jusque-là faible, et réallouent une part de leurs actifs vers l’Europe. Cette stratégie a un double effet : elle limite la sensibilité des bilans aux variations de la devise américaine et elle contribue à soutenir d’autres devises de réserve, euro en tête.
Pourquoi l’or reprend l’avantage
L’or coche plusieurs cases recherchées en période d’incertitude : liquidité globale, absence de risque de crédit souverain, et neutralité vis-à-vis des sphères de sanctions. Lorsqu’une banque centrale arbitre entre Treasuries et or, la décision reflète autant un calcul économique qu’un paramétrage de risque politique. La demande structurelle d’or par les officiels peut constituer un plancher de prix et un facteur de volatilité moindre que sur les devises.
Les banques centrales recourent aux forwards et swaps de change pour comprimer l’exposition résiduelle au dollar. Avantages : réduction de la VaR de change, meilleure prévisibilité comptable.
Limites : coût de portage, disponibilité des lignes, et potentielle contrainte réglementaire selon les juridictions. Une hausse de la couverture renforce la stabilité du bilan mais n’annule pas le risque de liquidité en stress extrême.
Impact pour la trésorerie des groupes français
Pour les directions financières exposées au dollar, les arbitrages des banques centrales peuvent :
- Modifier les coûts de couverture via l’effet sur la volatilité implicite et les bases de cross-currency.
- Influencer les taux longs américains si la demande de Treasuries change, avec un impact sur la valorisation DCF.
- Déplacer la liquidité vers l’euro et l’or, ce qui peut rendre certaines exécutions en USD plus volatiles en période de stress.
Chaînes commerciales redessinées : recul des IDE Nord-Sud et essor intra-émergent
La dédollarisation n’est pas qu’un sujet de réserves. Elle s’observe également dans la réorientation des flux commerciaux et d’investissements. Les investissements directs étrangers entre pays occidentaux et émergents ont chuté à 435 milliards de dollars en 2023, leur plus bas niveau depuis 2005. En parallèle, le commerce entre émergents prend de l’ampleur, avec des circuits de facturation qui se diversifient.
Des responsables d’allocations actions en Asie-Pacifique décrivent une hausse du commerce intra-émergent, soutenue par des instruments de paiement alternatifs et par l’extension d’accords bilatéraux. L’un des marqueurs les plus tangibles concerne l’énergie : une part significative des échanges pétroliers se traite désormais en dehors du dollar, autour de 20 % du volume mondial selon les éléments cités.
Pour l’industrie et les services français, cette transformation signifie deux choses. D’une part, les chaînes d’approvisionnement deviennent plus régionales, ce qui oblige à diversifier les sources et les devises de facturation. D’autre part, la multiplication des circuits de paiement modifie la cartographie des risques opérationnels et juridiques, notamment en cas d’évolution des régimes de sanctions.
Marchés énergétiques : 20 % du pétrole hors dollar
Le glissement d’une partie des cargaisons de pétrole vers des devises autres que le dollar traduit la capacité des pays producteurs et consommateurs à organiser des canaux de règlement alternatifs. Quand la facturation migre, la gestion de la trésorerie suit : les entreprises doivent ajuster leurs hedges multi-devises, recalculer leurs besoins de collatéral et adapter leurs clauses d’ajustement de prix.
Flux d’IDE : conséquences pour les coûts de capitaux
Le recul des IDE Nord-Sud se double d’un rééquilibrage des coûts du capital entre zones. Si les flux intra-émergents se renforcent, les marchés locaux pourraient gagner en profondeur, avec à la clé des taux de financement différenciés. Pour les groupes français qui cherchent à se développer en Asie ou en Afrique, la disponibilité de partenaires financiers locaux et la devise de référence du financement deviennent des paramètres stratégiques.
La diversification des devises et des partenaires accroît l’exposition aux régimes de sanctions multiples. Les directions juridiques doivent cartographier les risques d’extraterritorialité du droit américain dans les contrats de commerce international, et prévoir des clauses d’adaptation de devise en cas d’indisponibilité de canaux de règlement. Un audit KYC renforcé des banques correspondantes est indispensable.
Yuan en montée en puissance : paiements, Afrique et Asie
L’internationalisation du yuan progresse par paliers. En 2024, la part des paiements transfrontaliers en yuan pour le commerce des marchandises a atteint 30 %, selon le gouverneur de la PBoC. Cette progression ne signifie pas une substitution immédiate au dollar, mais elle témoigne d’un ancrage plus large du renminbi dans les échanges de biens.
La Chine intensifie par ailleurs ses relations commerciales avec l’Afrique, où ses exportations devraient croître plus vite qu’ailleurs en 2025. Ce pivot apporte au yuan des points d’appui supplémentaires dans des économies en quête d’infrastructures, d’équipements et de financements. En Asie, les transactions transfrontalières en yuan se multiplient, accélérant la diversification des devises dans le commerce régional.
Les opérateurs européens peuvent y voir une double opportunité : accéder à de nouveaux marchés adossés à des schémas de paiement en CNY et nouer des partenariats qui réduisent la dépendance au dollar pour certaines chaînes de valeur. La contrepartie est une complexification des risques de change et de conformité, nécessitant des politiques de couverture plus fines.
People’s Bank of China : accélération mesurée
Le renminbi s’étend dans les paiements grâce à une infrastructure de règlement qui gagne en densité, portée par des accords bilatéraux. La PBoC pilote une internationalisation graduelle, visant à sécuriser l’adoption sans provoquer d’à-coups financiers internes. Le message principal : ancrer le CNY dans les transactions commerciales en premier lieu, avant d’en faire une devise d’investissement à grande échelle.
Afrique : relais de croissance pour la Chine en 2025
Les exportations chinoises vers l’Afrique devraient accélérer en 2025, avec des besoins concentrés sur l’énergie, les transports et l’équipement industriel. Ce mouvement pousse mécaniquement l’usage du CNY dans les règlements et favorise la création d’écosystèmes bancaires aptes à traiter des flux en renminbi, aux côtés de l’euro et de monnaies locales.
Que surveiller côté France
Pour les entreprises et investisseurs, plusieurs points d’attention méritent un suivi rapproché :
- Publications de conjoncture du Ministère de l’Économie, qui éclairent la trajectoire d’activité et d’inflation en France et en zone euro.
- Notes pays de la Direction générale du Trésor, notamment sur la Libye en septembre 2025 pour l’énergie et les infrastructures, et sur l’Argentine en mai 2025 pour les réserves et le commerce.
- Signal dollar via la volatilité implicite et la base EUR-USD, indicateurs avancés sur les coûts de couverture.
Entreprises et investisseurs français : allocation, couverture et contrats
La recomposition monétaire appelle un pilotage actif des expositions. Même sans bouleverser les cadres de risque, plusieurs ajustements techniques peuvent consolider la résilience des bilans et des cash-flows. Les trésoriers et les directions juridiques jouent ici un rôle symétrique : l’un sécurise la devise, l’autre sécurise la clause.
- Allocation : réévaluer la part des actifs sensibles au cycle américain, intégrer des segments émergents bénéficiant de la dédollarisation et considérer l’or comme facteur de diversification stratégique pour certaines poches d’allocation.
- Couverture : calibrer les tenors de hedging en cohérence avec les échéances de facturation et la sensibilité prix-matières. Privilégier des planchers de protection sur l’USD si l’exposition est nette vendeuse.
- Trésorerie : anticiper les besoins de collatéral sur dérivés de change en période de volatilité accrue. Veiller à la diversification des contreparties bancaires pour sécuriser les cycles de règlement.
- Contrats : documenter des clauses de substitution de devise et de réouverture des conditions en cas de rupture de canal de paiement ou d’évolution réglementaire.
Marchés de capitaux : obligations émergentes et devises
La poursuite de la dédollarisation peut soutenir certaines devises et dettes souveraines émergentes, à mesure que les flux intra-régionaux se densifient. Pour les investisseurs français, l’intérêt de cette classe d’actifs tient à la prime de diversification, mais suppose un contrôle des risques de liquidité, de gouvernance et de change. L’alpha viendra autant de la sélection pays que de la gestion fine des devises de facturation.
Contrats commerciaux : clauses devises et indexations
Les directions juridiques gagneront à renforcer la granularité des clauses de prix pour intégrer des indexations multi-devises, des mécanismes d’ajustement en cas d’indisponibilité d’une devise ou d’une chambre de compensation, et des clauses de material adverse change spécifiques aux canaux de règlement. Une attention particulière doit être portée aux régimes de sanctions applicables selon les juridictions des contreparties.
- Cartographier les expositions nettes par devise et par maturité contractuelle.
- Stress-tester les marges sous différents scénarios EUR-USD et CNY-USD.
- Aligner les maturités de couverture sur les échéances de flux opérationnels.
- Vérifier les triggers de collatéral et les seuils de marge avec les contreparties bancaires.
- Auditer les clauses d’adaptation de devise et de sanctions dans les contrats clés.
Ordre monétaire en recomposition : signaux à suivre pour 2026
La dédollarisation s’installe comme un mouvement structurel, accéléré par la politique tarifaire américaine et par la recherche de neutralité géopolitique des réserves. Le dollar reste central, mais l’or et le yuan s’affirment comme piliers complémentaires. Deux garde-fous s’imposent : surveiller l’ampleur de la baisse du dollar et la réallocation continue des réserves officielles, vecteurs de volatilité.
Pour les acteurs français, l’enjeu est moins de prédire une « fin du dollar » que de composer avec un multipolarisme monétaire. Les décisions d’allocation, de couverture et de structuration contractuelle doivent intégrer ces trajectoires en cours, sans perdre de vue la discipline de risque. La recomposition a commencé, et la robustesse se jouera dans l’exécution.