Chenevia, start‑up bretonne dédiée au cannabis médical, vient d’annoncer une levée de 3 millions d’euros pour transférer son savoir‑faire agronomique à l’échelle pharmaceutique. Installée à Meucon, dans le Morbihan, l’entreprise ambitionne de bâtir une usine d’extraction de 2 000 m² et de structurer la première filière française intégrée de cannabinoïdes thérapeutiques, des semences au flacon fini.

Le pari breton d’un nouveau segment pharmaceutique

La Bretagne est depuis quinze ans le premier bassin chanvrier de France. La région abrite déjà plus de 4 000 hectares dédiés à la fibre et à la graine alimentaire. Chenevia profite de cet ancrage pour introduire une dimension pharmaceutique jusque‑là absente : la culture de variétés riches en CBD et en THC médical sous protocoles stricts. La localisation à Meucon offre plusieurs atouts. D’une part, des terres limono‑argileuses idéales pour stabiliser la plante ; d’autre part, un microclimat océanique doux réduisant le stress hydrique et thermique. L’entreprise disposera de six hectares de plein champ, complétés par des modules indoor sous LED afin de pratiquer jusqu’à six cycles végétatifs annuels. Cette stratégie de double culture garantit une homogénéité chimique des lots, condition essentielle pour répondre aux exigences de la pharmacopée européenne. Elle permet aussi de lisser la production tout au long de l’année, évitant les ruptures d’approvisionnement qui pénalisent aujourd’hui les pharmaciens français. Le site intègre enfin des infrastructures de sécurité : clôture infrarouge, contrôle biométrique des accès, vidéosurveillance 24 h/24. Ces dispositifs répondent aux recommandations de l’ANSM, mais aussi aux exigences d’assureurs spécialisés dans la logistique de substances sensibles.

Chiffres clés régionaux

  • 1 re région française pour le chanvre industriel 
  • +42 % de surfaces cultivées depuis 2019
  • 3,6 M€ de subventions régionales allouées au biocomposite chanvre‑lin en 2024

Un financement décisif pour l’industrie pharmaceutique bretonne

La levée de 3 millions d’euros clôturée au printemps 2025 illustre la montée en puissance du capital‑risque dans la deeptech agro‑pharma. Le tour de table fédère trois typologies d’investisseurs : – Des business angels bretons, sensibles à la revitalisation industrielle du Morbihan ; – Bpifrance, via son Fonds Innovation Industrielle, qui injecte 1 million d’euros en obligations convertibles ; – Un consortium bancaire régional couvrant la partie immobilière et les équipements de laboratoire pour 1,2 million d’euros. Au‑delà du chiffrage, la structuration du financement traduit une vision de long terme.

Les obligations convertibles se débouclent en 2029 au plus tard, offrant à Chenevia un temps suffisant pour amortir son outil et démontrer la viabilité commerciale. Le plan d’investissement se décline en trois lots : terrassement et gros œuvre (28 %), acquisition de lignes d’extraction CO₂ supercritique (34 %), laboratoires analytiques GMP (18 %), le solde finançant la R&D et la montée en compétences du personnel. À court terme, la société vise 500 000 à 1 million d’euros de chiffre d’affaires en 2025 grâce à la vente d’extraits bruts à des laboratoires cosmétologiques. Ces revenus intermédiaires serviront à prouver la capacité de production et à alimenter les essais cliniques de phase pré‑commerciale.

L’établissement public cible les technologies souveraines. La dépendance française aux importations canadiennes ou israéliennes de cannabis médical représente un enjeu stratégique : près de 95 % des extraits distribués en pharmacie viennent de l’étranger. Financer Chenevia, c’est réduire ce déficit de souveraineté sanitaire.

Feuille de route industrielle : de la serre au flacon

L’usine de 2 000 m² sera structurée en trois pôles complémentaires.

Pôle 1 : Culture sécurisée sous LED Les salles blanches climatisées permettent un contrôle précis de la photopériode et de la concentration en CO₂. Chaque rangée est équipée de capteurs optiques mesurant la signature spectrale des feuilles afin de détecter précocement tout stress physiologique. Le pilotage algorithmique adapte l’intensité lumineuse pour optimiser la biosynthèse de cannabinoïdes.

Pôle 2 : Extraction supercritique Le CO₂ supercritique, utilisé à 300 bars et 45 °C, solubilise les composés d’intérêt sans laisser de trace de solvant. La machine choisie par Chenevia affiche un débit de 50 kg/h et peut traiter 1,8 tonne de biomasse chaque jour, couvrant 92 % des besoins internes. L’entreprise prévoit une ligne de dégommage par chromatographie flash pour éliminer les cires végétales.

Pôle 3 : Formulation GMP Les extracteurs bruts sont standardisés en lots de 10 kg, ajustés à des ratios THC/CBD précis (1:20, 1:1, 20:1) destinés aux indications douleurs neuropathiques et spasticité. L’ensemble des analyses (pesticides, mycotoxines, métaux lourds, profil terpénique) est validé par un laboratoire tiers accrédité ISO 17025. Les produits finis sont empaquetés en flacons verre ambré 30 ml, munis d’une pipette graduée. Cette organisation, inspirée des standards canadiens, vise une mise en service début 2026. Le calendrier se décompose ainsi : dépôt du permis de construire juillet 2025, achèvement du clos couvert en février 2026, qualification des équipements en juin 2026, première validation ANSM en novembre 2026.

L’innovation ne se limite pas aux techniques d’extraction. Chenevia implémente une blockchain privée pour tracer chaque gramme depuis la graine jusqu’au produit libéré. Les données de température, d’humidité, de pH nutritif et d’analyse chromatographique sont immuables, offrant une traçabilité qui rassure les praticiens.

Cycle de production type

Semaine 0‑2 : germination et bouturage
Semaine 3‑8 : croissance végétative – 18 h de lumière
Semaine 9‑13 : floraison contrôlée – 12 h de lumière
Semaine 14 : récolte et séchage
Semaine 15 : extraction et formulation
Semaine 16 : libération du lot après contrôle qualité

Le cadre réglementaire français en transition

Depuis 2021, la France conduit une expérimentation de cannabis médical initialement planifiée pour deux ans et prolongée jusqu’au 31 décembre 2024. Faute d’accord budgétaire dans la Loi de financement de la Sécurité sociale, une période transitoire a été instaurée jusqu’au 31 mars 2026. Cette transition permet aux 2 500 patients inclus de continuer leur traitement, mais bloque de nouveaux recrutements. Le gouvernement travaille sur un décret d’application pour généraliser l’accès. Quatre axes sont débattus : la liste des indications, la participation financière de l’Assurance maladie, la procédure d’AMM simplifiée et le modèle de distribution (pharmacies hospitalières versus officine de ville).

Des auditions de syndicats de pharmaciens ont souligné que seuls 382 officines disposent aujourd’hui d’une armoire forte conforme pour ces substances. Par ailleurs, l’ANSES prépare une note de cadrage sur les taux résiduels de solvants et de terpènes oxydés, pointant un risque d’irritation respiratoire.

Chenevia anticipe ces futures exigences en incluant dès la conception des filtres à charbon actif et un monitoring HPLC des composés oxydés. Les pouvoirs publics envisagent aussi un étiquetage à trois niveaux : teneur en THC, ratio THC/CBD et profil terpénique dominant. Cette granularité vise à guider les prescripteurs vers le produit le plus pertinent pour la pathologie cible, par exemple le myrcène pour ses propriétés relaxantes ou le limonène pour l’anxiété.

L’Autorisation de mise sur le marché simplifiée est une procédure accélérée permettant d’enregistrer des préparations magistrales à base de plantes lorsque l’usage traditionnel est avéré. Elle réduit le temps d’évaluation à douze mois au lieu de trente‑six pour un médicament classique.

L’Europe, terrain d’apprentissage accéléré

Vingt‑et‑un États membres autorisent déjà le cannabis médical selon des modalités diverses. L’Allemagne, pionnière depuis 2017, a délivré plus de deux millions d’ordonnances en 2024. Le Portugal s’est imposé comme hub de culture sous climat atlantique, avec 60 % de la production exportée vers l’Allemagne et la Pologne. La France apparaît aujourd’hui comme un marché latent : forte demande des associations de patients, mais absence de filière domestique structurée. Cette situation offre une opportunité de rattrapage rapide, à condition de capitaliser sur les retours d’expérience étrangers.

Chenevia collabore déjà avec un groupe hospitalier portugais pour partager des protocoles de titration. Les prix de vente varient fortement en Europe : 7 € le gramme en Allemagne, 8,5 € en Italie, 6 € aux Pays‑Bas. En France, l’expérimentation fixe un tarif forfaitaire de 5,7 € le gramme, intégralement pris en charge par l’Assurance maladie.

Chenevia table sur un prix ex‑usine de 3,2 € le gramme d’extrait standardisé, laissant une marge suffisante aux grossistes répartiteurs et aux pharmaciens. Le Portugal a démontré qu’un climat océanique tempéré permet de cultiver sous serre partiellement ouverte, réduisant les coûts énergétiques de 37 % par rapport à une culture totalement indoor. Chenevia explore déjà des serres bioclimatiques avec récupération de chaleur, couplées à des pompes à chaleur géothermiques pour maintenir 24 °C et 60 % d’humidité.

Chronologie européenne

2017 : Allemagne légalise
2019 : Portugal ouvre la culture à but médical
2021 : Malte autorise l’autoproduction récréative
2024 : Luxembourg permet quatre plants par foyer
2025 : République tchèque relève le seuil de THC légal à 1 %

Un potentiel économique qui dépasse la Bretagne

Les cabinets d’analystes prévoient un marché mondial du cannabis thérapeutique dépassant 50 milliards d’euros en 2028. Aux États‑Unis, la légalisation fédérale – attendue par certains en 2026 – pourrait à elle seule ajouter 15 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. En Europe, le CAGR est estimé à 21 % sur 2024‑2030. Pour la France, les projections oscillent entre 450 000 et 800 000 patients éligibles d’ici 2030, principalement dans la douleur chronique, la sclérose en plaques et l’oncologie palliative. Avec un panier moyen de 1 200 € par an et par patient, le potentiel de marché national avoisine 540 millions d’euros.

Chenevia vise une part de 5 % à l’horizon 2028, soit 27 millions d’euros de chiffre d’affaires. Le plan financier table sur une marge brute de 60 % une fois l’usine amortie. Les investissements cumulatifs, incluant une extension à 10 000 m² en 2028, s’élèveront à 18 millions d’euros.

L’écosystème local bénéficiera également : 85 emplois directs (ingénieurs agronomes, pharmaciens, opérateurs de production) et 130 emplois indirects (maintenance, logistique, services analytiques). Le centre de formation interne prépare déjà des modules dédiés aux préparateurs en pharmacie, certifiés Qualiopi, afin d’accompagner la montée en compétence du réseau officinal.

La marge brute (ou marge sur coût de production) se calcule en soustrayant le coût complet du produit (intrants, main‑d’œuvre, amortissements) du prix de vente net. Dans la phytopharmacie, elle atteint rarement 50 % en raison du coût élevé de la conformité GMP. Un ratio de 60 % positionne Chenevia parmi les acteurs les plus performants.

Chenevia : ADN entrepreneurial et mission sociale

Fondée par Quentin Beauvais, pharmacien formé à Angers puis à Montréal, Chenevia rassemble un comité scientifique de haut niveau : un ancien directeur de culture chez Aurora Cannabis, une chercheuse de l’INSERM spécialisée dans la réactivité des récepteurs CB1/CB2, et un expert en chimie analytique passé par Sanofi. L’entreprise adopte un modèle “Bretagne first”. Les substrats viennent d’exploitations biologiques bretonnes, le conditionnement carton est réalisé avec du papier issu de forêts du Finistère labellisées FSC, et la logistique sous température dirigée est confiée à une ETI morbihannaise.

Sur le plan sociétal, Chenevia développe un programme d’inclusion : dix contrats de travail aménagés seront proposés à des personnes en situation de handicap pour les phases de manchonnage et de contrôle visuel. Une partie des recettes est fléchée vers une chaire universitaire consacrée aux phytocannabinoïdes, hébergée à l’Université de Rennes 2. L’engagement environnemental est également mis en avant. Les résidus de tige sont transformés en granulés pour la construction biosourcée. Les eaux de drainage riches en nutriments alimentent des bassins d’algues destinées à la production de cosmétiques marins, créant une boucle d’économie circulaire.

Impact sociétal et enjeux éthiques

Le débat public autour du cannabis thérapeutique reste animé en France. Certaines associations craignent une dérive vers l’usage récréatif, tandis que les syndicats de médecins insistent sur la nécessité d’une formation adéquate pour éviter les mésusages. Les données internationales montrent une diminution de 20 % de la prescription d’opioïdes forts dans les régions où le cannabis médical est bien encadré. Cette statistique interpelle les autorités sanitaires françaises qui redoutent une escalade de la dépendance aux morphiniques.

Chenevia se positionne sur une transparence totale. Le site internet de l’entreprise proposera un portail patient et prescripteur : QR code sur chaque flacon renvoyant à l’analyse complète du lot, vidéos de la chaîne de production, et FAQ médicale rédigée par un comité éthique indépendant.

Au‑delà du volet thérapeutique, le risque d’industrialisation à outrance est souvent évoqué. Chenevia répond par une charte de culture responsable, limitant les engrais azotés et garantissant un indice carbone inférieur à 0,6 kg CO₂e par gramme d’extrait. L’empreinte carbone sera auditée chaque année par Bureau Veritas.

Questions fréquentes des prescripteurs

Dosage : comment titrer le ratio ?
Interactions : vigilance avec les anticoagulants oraux
Formation : e‑learning accrédité DPC disponible fin 2025
Suivi : carnet électronique patient pour monitorer la douleur
Approvisionnement : commande par circuit direct grossiste répartiteur

Vers une souveraineté cannabinoïde made in France

La France se trouve à un moment charnière : soit elle reste dépendante des importations nord‑américaines et portugaises, soit elle investit massivement dans une filière domestique. L’initiative de Chenevia constitue un test grandeur nature : démontrer qu’il est possible de produire localement, à coût compétitif, tout en respectant les normes pharmaceutiques les plus strictes. Le projet morbihannais pourrait devenir un démonstrateur national. Si la mise en service en 2026 se déroule comme prévu, le modèle pourra être dupliqué dans d’autres régions agricoles, par exemple les Hauts‑de‑France ou la Nouvelle‑Aquitaine.

Chaque usine générerait un effet multiplicateur sur l’économie locale : emplois qualifiés, valorisation des coproduits, dynamisation du fret sous température dirigée. À plus long terme, la souveraineté cannabinoïde signifiera aussi la maîtrise de la propriété intellectuelle. Chenevia a déposé deux brevets : un procédé de standardisation par micro‑ondes pulsées et une composition terpénique à action anxiolytique renforcée.

Ces actifs immatériels seront au cœur de partenariats avec des biotechs françaises et européennes. Les observateurs soulignent enfin un enjeu géopolitique : l’Europe entend réduire sa dépendance pharmaceutique vis‑à‑vis de l’Asie. Les ingrédients actifs d’origine botanique peuvent jouer un rôle clé dans cette stratégie. En devenant un fournisseur de référence, Chenevia contribuera à renforcer l’autonomie stratégique française tout en offrant aux patients une alternative naturelle et contrôlée aux traitements conventionnels.

Le pari industriel de Chenevia révèle comment un terroir agricole peut devenir le socle d’une souveraineté pharmaceutique, transformant le cannabis médical de simple débat sociétal en véritable levier de santé publique et de compétitivité durable.