+30 % en deux ans et 10 % du capital-risque européen : la défense gagne du terrain dans les portefeuilles. L’essor s’installe, porté par des besoins opérationnels urgents, des technologies plus « software-driven » et l’arrivée d’offres d’investissement accessibles au grand public. En France, Bpifrance pousse une nouvelle porte avec un véhicule dédié à la BITD, pendant que l’UE active ses propres leviers budgétaires.

Cap des 10 % pour le capital-risque européen : l’ascension des technologies de défense

La courbe s’infléchit, et franchement. En 2024, les financements en capital-risque dans la défense en Europe ont atteint 5,2 milliards de dollars, soit environ 10 % des montants investis par le capital-risque européen. Deux années plus tôt, ce segment était encore loin derrière. La hausse sur la période atteint 30 %, consacrant une tendance devenue structurelle.

Les chiffres convergent : selon des rapports sectoriels, les investissements dans les startups de défense ont triplé entre 2020 et 2024, passant de 1,5 milliard à plus de 4,5 milliards d’euros. L’accélération tient à l’actualisation brutale des scénarios géopolitiques en Europe, mais pas seulement. Le secteur glisse d’un modèle dominé par le hardware lourd vers des briques technologiques plus scalables, ajustées aux cycles de produit du numérique : logiciels de commandement, IA embarquée, drones, cybersécurité.

Le financement suit cette mue. Les tickets trouvent des points d’appui chez des investisseurs qui, jusqu’ici, boudaient des feuilles de route jugées trop capitalistiques et imprévisibles. La multiplication des technologies duales crée un pipeline commercial civil-militaire, amortissant les risques et offrant des trajectoires de revenus plus lisibles.

Métriques Valeur Évolution
Capital-risque défense en Europe (2024) 5,2 Md$ +30 % vs 2022
Part de la défense dans le VC européen ~10 % Seuil inédit
Investissements startups défense (2020 → 2024) 1,5 Md€ → >4,5 Md€ x3
IA et robotique militaire en Europe (2024) Hausse des investissements +40 %

Lecture économique

Le regain d’intérêt des investisseurs tient à trois facteurs : normalisation des cas d’usage duals, politiques publiques de réarmement, et adéquation des logiciels d’IA aux métriques de performance du capital-risque. Cette combinaison raréfie le risque binaire et améliore les chances d’exits sans dépendre exclusivement de mégacontrats.

Achats publics et contrats : un terrain de jeu plus lisible pour les startups

Pendant des décennies, les fonds de capital-risque ont écarté la défense. Le triptyque cycles longs, coûts lourds et clauses éthiques dans les LPAs refroidissait l’enthousiasme. Les politiques universitaires de transfert de propriété intellectuelle, peu flexibles lorsqu’un usage militaire entrait en jeu, ont aussi freiné la cadence.

Le paysage change. Les procédures d’achats publics évoluent en Europe, historiquement dominées par les intégrateurs majeurs.

Les modèles contractuels, autrefois centrés sur le cost-plus garantissant des marges fixes aux acteurs en place, s’ouvrent à des approches plus agiles. Ce basculement favorise une logique d’itération rapide, en phase avec les cycles produits des jeunes pousses, notamment dans les drones et les logiciels d’IA.

Royaume-Uni : nouvelle agence d’innovation de défense

En février 2025, le ministère de la Défense britannique a officialisé la création d’une agence d’innovation de défense chargée d’accélérer l’intégration des technologies émergentes. L’objectif est clair : réduire le time-to-market, fluidifier l’accès des startups au marché militaire et industrialiser les solutions logicielles à fort effet de réseau.

Les contrats cost-plus remboursent le coût plus une marge, sécurisant les titulaires historiques mais limitant l’incitation à optimiser. Les alternatives privilégiées pour les startups introduisent des jalons, une orientation résultats et des mécanismes d’incitation à la performance. Résultat : meilleure lisibilité des délais et alignement plus fort avec les métriques du logiciel.

Signal de marché

Quand les ministères adaptent leurs grilles contractuelles, l’effet d’entraînement se lit immédiatement sur le dealflow. Le raccourcissement des cycles de vente se traduit par des tours plus fréquents, une meilleure rotation du capital et une prime à l’exécution pour les équipes produits.

Technologies duales, IA et drones : la nouvelle géographie des priorités

La nature des conflits militaires oblige les acteurs à revoir leurs matrices d’investissement. Les capteurs, l’IA embarquée, la robotique, les logiciels tactiques et la cybersécurité ont pris la main.

Ces piles technologiques, moins capital-intensives qu’un programme industriel lourd, épousent les attentes de performance du capital-risque. Elles permettent des déploiements incrémentaux, propices à la génération précoce de revenus.

Cette réorientation profite aux startups européennes positionnées sur des technologies duales. Les applications civiles amortissent la R&D, tandis que les déclinaisons militaires s’alignent avec les besoins de résilience face aux menaces hybrides. Les investissements dans l’IA et la robotique militaire ont progressé de 40 % en 2024, reflet d’un pipeline technologique priorisé par les agences et les bailleurs publics.

Un même socle logiciel ou matériel peut viser logistique civile et reconnaissance militaire. Pour un investisseur, la dualité signifie marchés multiples, preuves d’usage plus rapides, et trajectoire de revenus moins dépendante de l’adjudication d’un seul grand contrat. Les valorisations s’en trouvent souvent mieux soutenues.

Bpifrance Défense S.L.P. : un accès direct de l’épargne aux entreprises de la BITD

Date à marquer d’une pierre blanche : le 14 octobre 2025, Bpifrance a officialisé le lancement du fonds Bpifrance Défense S.L.P., un véhicule d’investissement réservé aux entreprises non cotées de la Base industrielle et technologique de défense. Le produit est ouvert aux particuliers avec un ticket d’entrée à 500 euros et un plafond à 500 000 euros par investisseur. Le fonds est labellisé ELTIF afin de permettre une distribution européenne et vise le financement de plus de 500 sociétés de toutes tailles, des startups aux ETI.

La distribution s’appuie sur des partenaires reconnus, notamment Axa France, le Groupe BPCE et Meilleurtaux Placement. Côté enveloppes, les particuliers peuvent investir via un PEA-PME, une assurance-vie ou un plan d’épargne retraite. Selon les communications de l’établissement public, le rendement annuel cible est de 5 % sur une durée estimée de 20 ans, sans garantie de performance.

La DGA a salué l’initiative le 15 octobre 2025, soulignant sa contribution au financement du réarmement français. L’architecture s’inscrit dans la continuité d’outils existants, tels que Definvest (en partenariat avec la DGA) et le Fonds Innovation Défense (Ministère des Armées, 15 octobre 2025).

Qui est Bpifrance Défense S.L.P. : modalités de souscription

  • Public cible : investisseurs particuliers et distribution européenne facilitée par la labellisation ELTIF.
  • Montants : minimum 500 euros, maximum 500 000 euros par personne.
  • Véhicules : PEA-PME, assurance-vie, plan d’épargne retraite.
  • Horizon : durée longue, objectif de 20 ans, cible de rendement annuel non garantie à 5 %.
  • Portefeuille visé : plus de 500 entreprises non cotées de la BITD, du seed aux ETI.

DGA : articulation avec les outils existants

Le fonds ajoute un canal d’investissement citoyen à un dispositif déjà structuré autour de Definvest et du Fonds Innovation Défense. C’est un outil complémentaire qui doit densifier le continuum financement-commande publique, dans une logique de montée en puissance industrielle et technologique.

Points clés du fonds Bpifrance Défense

  1. Accès aux non cotées de la BITD dès 500 euros.
  2. Distribution élargie grâce au label ELTIF et à des partenaires grand public.
  3. Horizon de détention long, rendement cible de 5 % non garanti.

En filigrane, une volonté de souveraineté industrielle et une démocratisation du non coté portée par l’épargne de détail.

Dans la défense, la valeur se cristallise en plusieurs étapes : maturation technologique, premiers contrats, industrialisation puis déploiements à l’export. Un horizon de 20 ans permet de traverser ces cycles, d’absorber l’irrégularité des encaissements et d’optimiser la sortie, souvent corrélée à des jalons capacitaires.

Fonds européens actifs : signaux des Pays-Bas et de l’Allemagne

Le mouvement dépasse les frontières françaises. Aux Pays-Bas, le fonds European Defence and Security Tech Fund géré par Keen Venture Partners a levé 40 millions d’euros du PME Pensioenfonds, avec le soutien du Fonds européen d’investissement et un objectif de 125 millions d’euros. Le périmètre couvre les technologies duales, de l’IA de défense aux drones, batteries, capteurs et cybersécurité.

En Allemagne, des équipes comme Vsquared Ventures se positionnent sur la cybersécurité militaire, avec des investissements cumulés au-delà de 200 millions d’euros en 2024 selon des données sectorielles. Ces exemples indiquent une montée en puissance des dispositifs public-privé en Europe, chacun adapté aux spécificités de son marché domestique.

Keen Venture Partners : stratégie et collecte

L’angle retenu consiste à jouer le continuum dual, ancrer une base d’investisseurs de long terme et bénéficier d’effets d’échelle européens grâce à l’apport du FEI. La thèse d’investissement capitalise sur l’intégration progressive de briques IA, capteurs et énergie dans des architectures système.

Vsquared Ventures : cap sur la cybersécurité

La dynamique allemande montre l’attractivité d’un pan à forte intensité R&D, la cybersécurité, où la demande croît avec la numérisation des théâtres d’opération. Les tickets irriguent des plateformes logicielles capables d’un déploiement rapide, avec une profondeur de marché tant militaire que civile.

Les schémas de cofinancement public, l’émergence des labels adaptés et l’alignement des durées d’investissement avec des passifs de long terme rendent la classe d’actifs plus compatible avec leurs engagements. Les stratégies duales réduisent la cyclicité perçue et améliorent la granularité des retours.

Cadre budgétaire européen : cap OTAN, EDF et trajectoires nationales

L’effort de défense en Europe s’appuie sur trois ressorts complémentaires. D’abord, l’engagement des membres de l’OTAN à atteindre au moins 2 % du PIB en dépenses militaires.

Ensuite, des propositions d’ajustement budgétaire à l’échelle de l’UE, certaines analyses évoquant des objectifs de 3,5 % à 5 % du PIB pour renforcer l’autonomie stratégique, dans un contexte de finances publiques tendues. Enfin, l’activation des guichets européens comme le Fonds européen de défense avec 7,3 milliards d’euros programmés sur 2021-2027, dont plus de 1,2 milliard d’euros en 2024 orientés vers des projets impliquant des startups.

Ce cadre crée un faisceau d’incitations qui polarise l’investissement privé. En France, Bpifrance gère plus de 50 milliards d’euros d’actifs, et les startups de la BITD ont totalisé 800 millions d’euros levés en 2024, contre 300 millions en 2022. Ces volumes attestent la densification du dealflow domestique, y compris sur des tours de croissance, dans une logique de reconstitution des chaînes de valeur.

Décryptage des guichets publics

  • Fonds européen de défense : cofinancement de la R&D et des programmes collaboratifs, favorise la consolidation transfrontière.
  • Outillage national : véhicules d’investissement dédiés, prêts et garanties pour soutenir l’industrialisation.
  • Achats innovants : accélération des parcours de qualification, meilleure interopérabilité avec les intégrateurs.

Ces instruments améliorent la bancabilité des projets, tout en imposant des standards de sécurité et de conformité élevés.

(Haut-commissariat à la stratégie et au plan, mai 2025) et (Commission européenne, 2021-2027) cadrent les bornes financières et les priorités, assurant une visibilité supérieure aux investisseurs par rapport au cycle précédent.

PME et startups françaises : fenêtres d’opportunité, avec vigilance réglementaire

Pour les jeunes pousses françaises, la conjoncture présente trois atouts : cycles de vente plus courts, capitaux privés plus accessibles et diversification des débouchés via les usages duals. La montée en puissance des fonds spécialisés, dont Bpifrance Défense, fluidifie le financement entre l’amorçage et l’industrialisation.

Reste une exigence cardinale : la conformité éthique et réglementaire. Les standards de certification, de sécurité des données, de contrôle des exportations et de traçabilité fournisseurs structurent désormais les trajectoires de croissance. Les équipes dirigeantes doivent intégrer ces contraintes en amont pour éviter des frictions lors des due diligences et des pré-qualifications.

  • Traçabilité technologique : documentation des composants, dépendances logicielles, et provenance des données d’entraînement pour l’IA.
  • Sécurité juridique : vérification des clauses de propriété intellectuelle en cas d’usage militaire, notamment pour les technologies issues de laboratoires.
  • Export-control : alignement des processus internes avec les régimes de contrôle et dispositifs de screening des investissements.

Une gouvernance robuste accélère l’accès aux marchés publics et protège la valeur lors des tours de table.

Trois zones de traction pour 2025

  1. Logiciels tactiques : interopérabilité multi-capteurs et suites de commandement en edge computing.
  2. Cybersécurité : protection des systèmes d’armes connectés et défense active contre les menaces hybrides.
  3. Drones et robotique : systèmes autonomes, guerre électronique embarquée et logistique automatisée.

Ces segments répondent à des besoins immédiats, avec des cycles d’adoption plus rapides que les programmes d’armement traditionnels.

2030 en ligne de mire : trajectoire de financement et souveraineté

L’essor des investissements dans la défense européenne semble appelé à durer. Des analyses de place évoquent une croissance annuelle de 15 % jusqu’en 2030, portée par l’afflux d’investisseurs institutionnels et particuliers. En France, la Loi de programmation militaire vise une intensification sensible des dépenses d’ici 2030, ce qui devrait irriguer un écosystème d’entreprises innovantes plus dense et plus exportateur.

Le message envoyé aux marchés est lisible : entre nouveaux modèles contractuels, guichets publics réarmés et produits d’épargne spécialisés, la chaîne de financement gagne en profondeur. La clé, désormais, sera de convertir cet afflux de capitaux en capacités industrielles et logicielles pérennes, sans relâcher l’exigence de conformité.

La souveraineté se finance dans la durée, mais elle se construit surtout à la vitesse de l’innovation.