Les résultats tombent à contre-courant des discours alarmistes: selon une nouvelle note du Conseil d'analyse économique, les ménages les plus fortunés ne quittent pas massivement la France malgré un alourdissement ponctuel de la fiscalité du capital. Le rythme d’expatriation reste faible, loin d’une fuite généralisée, et les retours amortissent l’impact économique. Une photographie chiffrée qui rebat les cartes du débat fiscal.

Mobilité des hauts patrimoines: un diagnostic chiffré qui dégonfle l’idée d’exode

Le cœur du message est net. Parmi les foyers classés dans le top 1 % des patrimoines en France, le taux d’expatriation annuelle s’établit à environ 0,2 %, soit un niveau inférieur à celui observé dans le reste de la population, autour de 0,4 %. Le différentiel est stable et s’observe sur la période 2010-2018.

Les flux restent mesurés y compris lors de phases d’ajustement fiscal. La hausse de la taxation patrimoniale n’a pas déclenché de changement d’ordre de grandeur dans les mobilités. A l’inverse, les retours au pays, souvent invisibles dans le débat public, consolident le mécanisme de compensation des départs.

Cette évaluation s’appuie sur des fichiers fiscaux exhaustifs traités de manière anonymisée et couvre une période suffisamment longue pour interpréter les effets structurels. Les variations conjoncturelles ne se transforment pas en exode: c’est l’une des conclusions les plus marquantes.

Ce que mesure une expatriation fiscale

Un départ fiscal correspond à un changement de résidence fiscale hors de France, validé par les déclarations aux impôts. Il s’agit d’un flux annuel, à distinguer du stock de contribuables vivant à l’étranger. Les analyses pertinentes s’intéressent aux départs nets - départs moins retours - afin de mesurer l’effet réel sur l’assiette fiscale nationale.

Le seuil d’entrée dans le top 1 % est approximé autour de 2,5 millions d’euros de patrimoine net, calculé à partir des composantes patrimoniales déclarées et des bases administratives. Cette approche retient des données standardisées et comparables, ce qui permet de suivre les migrations sur plusieurs années sans biais méthodologique majeur.

Sur cette base, l’élasticité migratoire au choc fiscal apparaît faible. Les profils patrimoniaux les plus élevés arbitrent d’abord en fonction de déterminants professionnels - gouvernance et localisation de l’entreprise, contraintes familiales, accès aux marchés - la seule variable fiscale pesant moins qu’anticipé dans le choix final.

Réformes de 2012-2013 et 2017-2018: des effets visibles mais limités sur les départs

Les séquences réglementaires les plus commentées ne bousculent pas l’équilibre d’ensemble. La note estime que la hausse de la fiscalité du capital en 2013 a provoqué une progression des départs nets comprise entre 0,04 et 0,09 point de pourcentage parmi les hauts patrimoines.

À l’inverse, l’allègement enclenché en 2017-2018 est corrélé à un reflux des départs nets, de l’ordre de 0,01 à 0,06 point de pourcentage. Des amplitudes contenues qui ne valident pas l’hypothèse d’un choc migratoire massif.

Le remplacement de l’ISF par l’IFI n’a pas déclenché de retour spectaculaire. Les retours existent, mais ils s’inscrivent dans un mouvement diffus et pluriannuel. Les profils concernés sont hétérogènes - entrepreneurs, cadres dirigeants, détenteurs de grandes fortunes familiales - et optimisent souvent via des structures patrimoniales sans franchir durablement la frontière fiscale.

Cette dynamique se retrouve dans l’estimation d’impact à long terme d’une hausse marginale de la fiscalité du capital: pour 1 point de taxation supplémentaire, l’augmentation additionnelle d’expatriation des grandes fortunes se situerait dans une fourchette 0,02 à 0,23 %. Là encore, le signal existe, mais reste quantitativement loin des scénarios d’hémorragie.

Les chiffrages initiaux à chaud retiennent parfois les départs bruts, ce qui amplifie mécaniquement le phénomène. Les retours - observés avec un décalage - réduisent la perte d’assiette fiscale. Le CAE travaille en flux nets et sur des séries longues, ce qui limite les biais d’interprétation liés aux années atypiques.

Suisse et royaume-uni: attracteurs persistants mais retours fréquents

La Suisse et le Royaume-Uni continuent d’aimanter une part des contribuables français les plus aisés, grâce à des dispositifs spécifiques et à la profondeur de certains marchés. Pourtant, les retours vers la France ne sont pas rares, notamment quand le centre de gravité des activités, des équipes ou des établissements demeure sur le territoire.

Au total, le diagnostic demeure le même: la mobilité existe, mais son ampleur reste compatible avec une base fiscale stable et prévisible.

Équité fiscale et capital: un débat recentré sur l’assiette et les comportements

Au-delà des flux migratoires, la question politique se déplace vers l’équité fiscale et l’efficacité économique. Des économistes, à l’instar de Gabriel Zucman, défendent l’idée d’une contribution minimale de 2 % sur les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, dans l’objectif de restaurer la progressivité effective au sommet de la distribution. Leur argumentaire souligne que les plus grandes fortunes paieraient proportionnellement moins que les classes moyennes.

En pratique, ce débat rencontre une autre réalité mise en avant par la statistique publique: le taux d’imposition implicite des profits a été, sur 2016-2022, plus élevé pour les PME que pour les grandes entreprises, malgré la baisse du taux nominal de l’impôt sur les sociétés. L’allègement du taux facial à 25 % n’a pas supprimé les écarts d’imposition effective liés aux régimes, niches et effets d’assiette.

  • PME - taux implicite moyen de l’ordre de 28 % sur la période 2016-2022, variable selon le secteur et la rentabilité.
  • Grandes entreprises - taux implicite plus faible, autour de 22 %, dopé par un usage plus intensif des dispositifs d’optimisation.

Le message pour les décideurs est double. D’un côté, le rendement d’une taxe rénovée sur le capital pourrait être significatif. De l’autre, la fuite n’est pas le principal risque. La véritable contrainte se situe dans la capacité des contribuables les mieux dotés à organiser leur patrimoine pour réduire la base imposable.

Lire un taux implicite: mode d’emploi

Le taux d’imposition implicite rapporte l’impôt effectivement payé à une mesure de profit économique. Il diffère du taux nominal fixé par la loi. Les deux diagnostics complémentaires sont incontournables pour juger de l’équité horizontale entre entreprises et de la compétitivité du cadre fiscal.

Capacité budgétaire et croissance: l’enjeu chiffré pour les finances publiques

Le contexte macroéconomique pèse lourd. Le déficit des administrations publiques était estimé à environ 5,5 % du PIB en 2024, tandis que la croissance en volume a progressé d’environ 1,2 %. Les marges de manœuvre sont donc réduites et la taxation du capital revient en première ligne pour la consolidation budgétaire (Insee, mai 2025).

Si un impôt additionnel sur les très hauts patrimoines était mis en place, le rendement brut pourrait atteindre plusieurs milliards d’euros. Certaines estimations avancent jusqu’à 10 milliards par an pour un mécanisme bien calibré. Toutefois, ces montants théoriques se heurtent à trois limites: l’évitement légal, la valeur des actifs fluctuante et la traçabilité des patrimoines complexes.

La note du CAE insiste sur les pertes économiques marginales engendrées par les départs nets des hauts patrimoines, évaluées à moins de 0,01 % du PIB. Un ordre de grandeur qui suggère que le principal levier d’amélioration de la collecte tient davantage à la qualité de l’assiette et à la capacité de contrôle qu’à la seule structure du taux.

Entreprises familiales et détenteurs de participations: arbitrages concrets

Pour les entreprises à actionnariat familial, une hausse de fiscalité patrimoniale peut influencer la structure de détention, la politique de distribution de dividendes et les mécanismes de transmission. Néanmoins, tant que le centre de décision, l’écosystème de partenaires et la chaîne de valeur demeurent en France, l’incitation à un exil durable reste limitée. Les réajustements se jouent plus souvent dans la gouvernance que dans la résidence fiscale.

Un rendement annoncé de plusieurs milliards suppose une assiette large, une valeur des actifs robustement mesurée et un maillage anti-abus capable de limiter l’érosion. L’expérience internationale montre que le rendement net peut être inférieur aux projections initiales si l’évitement légal n’est pas ciblé prioritairement dans la conception du dispositif.

Optimisation patrimoniale: le véritable front de la collecte

L’étude met l’accent sur l’optimisation comme enjeu central. Les ménages les plus fortunés disposent d’outils juridiques et financiers sophistiqués: holdings familiales, fonds dédiés, structures interposées à l’étranger.

Ces pratiques sont légales mais peuvent éroder significativement l’assiette. L’exemple scandinave est éclairant: chaque euro de taxe sur la fortune ne rapporte qu’environ 26 centimes une fois l’évitement pris en compte, dans certains cas étudiés. Le message n’est pas de renoncer, mais d’architecturer une fiscalité qui résiste aux montages.

Au niveau européen, la directive ATAD et ses déclinaisons nationales ont densifié l’arsenal anti-abus: limitations des intérêts déductibles, dispositifs CFC, clause anti-abus générale, neutralisation de certains schémas hybrides. Ces briques réduisent l’arbitrage agressif, mais la sophistication des structures patrimoniales appelle une mise à jour continue des garde-fous.

La transposition d’ATAD a renforcé le contrôle sur les juridictions à fiscalité privilégiée et encadré les transferts artificiels de bénéfices. Dans les groupes familiaux, l’attention porte désormais sur la substance économique des entités interposées - équipes, fonctions, risques gérés - pour différencier une organisation légitime d’un schéma principalement fiscal.

Signaux opérationnels pour l’administration

Trois signaux suscitent un renforcement des contrôles: multiplication des entités sans substance dans des juridictions à faible taxation, incohérences récurrentes entre flux financiers et fonctions réelles, variations brusques de la base imposable sans justification économique. L’enjeu est de cibler en priorité les montages à fort impact budgétaire.

Repères chiffrés à suivre pour juger de l’impact macroéconomique

Les ordres de grandeur fournis par l’étude et les données publiques récentes offrent une grille de lecture utile. L’objectif n’est pas d’empiler les chiffres, mais d’identifier ceux qui changent la décision.

  • 0,2 % - part estimée de foyers du top 1 % de patrimoines qui s’expatrient chaque année, soit un taux inférieur à la moyenne nationale.
  • 0,4 % - ordre de grandeur du taux d’expatriation pour l’ensemble de la population, sur la période étudiée.
  • 0,04 à 0,09 point - hausse des départs nets associée à l’alourdissement de 2013 parmi les hauts patrimoines selon la note du CAE.
  • 0,01 à 0,06 point - baisse des départs nets corrélée aux allègements 2017-2018.
  • 0,02 à 0,23 % - fourchette d’augmentation additionnelle d’expatriations de long terme pour 1 point de fiscalité en plus sur le capital.
  • Inférieur à 0,01 % du PIB - impact estimé des départs nets sur la valeur ajoutée.
  • 1,2 % - croissance du PIB en volume en 2024, pour un déficit proche de 5,5 % du PIB, d’après les comptes nationaux publiés au printemps 2025 (Insee, mai 2025).
  • 25 % - taux nominal d’IS en vigueur, avec des écarts de taux implicites persistants entre PME et grands groupes.

Ces repères invitent à stabiliser le cadre plutôt qu’à multiplier les à-coups, au risque de créer de l’incertitude réglementaire. La priorité opérationnelle ressort clairement: élargir l’assiette et contrer l’évitement produit plus de rendement qu’un pari sur une hypothétique ruée fiscale hors de France.

Capital-investissement et innovation: un effet de second tour

Selon l’étude, la recomposition fiscale de 2018 aurait coïncidé avec une montée des flux de capital vers l’innovation au cours de la période 2019-2023, traduisant un effet de second tour via la réallocation de portefeuilles. Le phénomène est difficile à isoler - la liquidité abondante et les cycles de taux ayant aussi joué - mais il souligne que la prévisibilité du cadre compte autant que son niveau.

Sur le terrain, la profondeur des marchés et la qualité des écosystèmes - laboratoires, incubateurs, financeurs spécialisés - pèsent souvent davantage que le différentiel de taxe. La stabilité réglementaire devient alors un actif macroéconomique à part entière.

Ce que cela change pour les directions financières, les actionnaires et les drh

Pour les entreprises, ce diagnostic incite à se concentrer sur les choix de structure et la gouvernance plutôt que sur la seule résidence fiscale des dirigeants ou principaux actionnaires. Quelques implications concrètes se dégagent.

  • Structuration patrimoniale - privilégier des montages proportionnés à la substance économique et compatibles avec les doctrines de contrôle. Les schémas artificiels sont plus coûteux à moyen terme.
  • Politique de rémunération - calibrer la part variable et les plans d’actionnariat salarié en tenant compte des règles anti-abus, mais sans sacrifier l’attractivité des talents.
  • Implantations et mobilité - accompagner les mobilités internationales de cadres par une cartographie fine des risques fiscaux et sociaux, en distinguant les cas où la mobilité a un justificatif business solide.
  • Dialogue avec l’administration - privilégier l’anticipation, via rescrits et pré-contrôles, afin de réduire le risque de requalification a posteriori.

Le coût de conformité progresse mais l’incertitude diminue lorsqu’une documentation robuste est élaborée en amont. Les entreprises qui investissent dans cette maturité fiscale gagnent en prévisibilité et en valorisation.

Trois tableaux de bord font la différence: cartographie des entités et fonctions par juridiction, traçabilité des flux financiers par rapport aux fonctions et risques, revue des opérations exceptionnelles avec analyse des effets fiscaux. Objectif: prouver la cohérence économique avant tout.

Cadrage méthodologique et limites: ce que dit vraiment la note

L’analyse repose sur des données administratives exhaustives produites par la DGFiP et traitées par le CAE. L’apport est décisif: il dépasse les biais d’échantillonnage des enquêtes et permet d’observer des comportements sur des horizons longs. La granularité par tranche de patrimoine renforce la crédibilité statistique du diagnostic.

Mais des limites demeurent. D’abord, la qualité de l’identification des retours dépend des délais déclaratifs et des trajets professionnels.

Ensuite, l’étude observe des périodes où le cycle financier était atypique - taux bas, marchés porteurs - ce qui peut atténuer la comparabilité avec d’autres phases. Enfin, l’optimisation patrimoniale n’est pas toujours observable dans les bases fiscales, ce qui introduit une zone grise sur l’assiette exacte des plus grandes fortunes.

L’équipe retient néanmoins un principe de prudence: attribuer aux chocs fiscaux un effet limité mais non nul, et contextualiser par les déterminants extra-fiscaux. La hiérarchie des facteurs ressort sans ambiguïté: la localisation de l’activité, le réseau professionnel, le cadre de vie et l’éducation des enfants pèsent davantage dans la décision d’expatriation que le seul impôt.

Deux rappels pour lire l’étude sans contre-sens

  1. Corrélation n’est pas causalité. Les changements de fiscalité coïncident souvent avec d’autres mutations réglementaires et financières.
  2. Flux nets, pas bruts. Un taux de départ plus élevé une année n’implique pas une perte durable du même ordre si les retours augmentent ensuite.

En définitive, la note livre un signal clair aux décideurs: éviter les diagnostics à chaud fondés sur des cas atypiques, et s’appuyer sur des séries longues pour calibrer la politique fiscale.

Gouvernance publique: arbitrer entre rendement, prévisibilité et équité

Si l’exil fiscal n’est pas la menace principale, l’équation budgétaire exige des choix. La combinaison optimale ressemble davantage à un triptyque qu’à une mesure isolée: assiette mieux ciblée sur les très hauts patrimoines, filets anti-abus alignés avec le droit européen, et stabilité des règles pour préserver l’investissement productif.

Deux leviers concrets émergent. D’abord, la revue des niches peu efficaces en termes de croissance et d’emploi, au profit d’incitations plus ciblées sur l’innovation et la décarbonation. Ensuite, la coopération internationale pour améliorer la transparence des actifs non cotés et des véhicules non régulés, afin de réduire la zone d’ombre statistique qui pénalise la collecte.

Le débat sur une contribution minimale des ultrariches gagnerait à intégrer ces paramètres techniques. Un taux sans assiette robuste ni contrôle renforcé vaut peu. Inversement, une assiette bien définie, adossée à un contrôle intelligent, rend un taux modéré plus efficace et plus acceptable.

La littérature économique montre que l’incertitude réglementaire freine l’investissement et renchérit le coût du capital. En phase de consolidation budgétaire, ancrer des règles stables limite la prime de risque et favorise la réallocation efficace des portefeuilles, notamment vers l’innovation et la transition énergétique.

Clés de lecture pour les prochains arbitrages fiscaux

À l’heure où la trajectoire budgétaire se resserre, ce travail du CAE remet l’exil fiscal à sa place: un phénomène réel mais quantitativement modeste. La priorité se déplace vers l’assiette, la cohérence du contrôle et l’équité entre catégories de contribuables. L’enjeu est moins de dissuader des départs que de sécuriser la collecte auprès des plus grosses bases imposables.

L’angle d’attaque le plus prometteur combine trois axes: limiter les failles d’optimisation, préserver la prévisibilité du cadre, et cibler les ressources de contrôle sur les schémas à fort impact. À cette condition, une réforme du capital peut produire des recettes sans compromettre la dynamique d’investissement ni la stabilité sociale qui en dépend. En synthèse, les chiffres invitent à dépasser les fantasmes d’exode pour bâtir une politique du capital fondée sur l’assiette, la stabilité et l’équité, conformément aux constats du CAE et aux repères macroéconomiques récents.