La température grimpe et les alertes écologiques aussi. Pendant que le thermomètre mondial franchit le seuil symbolique de +1,5 °C, les entreprises françaises cherchent encore la bonne manière de parler de durabilité à des publics peu familiers des jargons ESG. Une difficulté d’autant plus aiguë que la signature de cette tribune, Elsa Perez, directrice d’Angie Consulting, rappelle l’urgence d’un récit crédible et mobilisateur.

Csrd et recentrage technique : une transparence utile, mais peu lisible pour le grand public

Avec l’entrée en vigueur de la Corporate Sustainability Reporting Directive en 2024, un changement de braquet s’impose aux sociétés européennes. Le périmètre du reporting s’élargit, la granularité augmente et le contrôle s’intensifie. Les premiers rapports conformes aux normes ESRS s’installent progressivement à partir de 2025 pour les entreprises concernées en priorité.

Cette mise à niveau apporte de la comparabilité entre acteurs. Elle a toutefois un effet collatéral : le discours sur la durabilité bascule vers des publics ultra-spécialisés. Les annexes se multiplient, les tableaux se densifient, et la pédagogie recule. De nombreuses entreprises françaises ont renoncé aux documents intégrés ou aux rapports RSE narratifs qui traduisaient les chiffres en histoires concrètes.

Ce mouvement n’est pas universel. Certaines grandes capitalisations ont conservé des supports grand public pour porter leur vision.

Bnp paribas : stratégie et résultats

La banque maintient des formats pédagogiques en complément des rapports réglementaires, articulant trajectoire de financement et impacts sectoriels. L’objectif est de relier les engagements aux usages des clients et des candidats, sans sacrifier la précision technique.

Lvmh : stratégie et résultats

Le groupe du luxe insiste sur la traçabilité des matières, le design circulaire et les normes fournisseurs. Les documents narratifs servent de passerelle vers des fiches plus techniques, tout en rendant visibles les arbitrages industriels.

Veolia : stratégie et résultats

Le spécialiste des services environnementaux met en récit des cas d’usage sur l’eau et les déchets, explicitant la rentabilité des solutions. La pédagogie s’appuie sur des preuves opérationnelles et sur l’alignement avec les objectifs de développement durable.

Les obligations s’assouplissent temporairement pour accompagner la bascule. Les entreprises de la première vague, celles qui doivent publier un rapport de durabilité sur l’exercice 2024, bénéficient d’une prorogation de deux ans pour un rapport simplifié en 2025 et 2026, avec la possibilité d’omettre certaines informations. L’objectif est d’éviter un choc opérationnel et de sécuriser la qualité des premiers jeux de données.

La première vague cible notamment les grandes entreprises déjà soumises à la NFRD, les sociétés cotées dont la taille dépasse les seuils européens, ainsi que certaines entités d’intérêt public.

Les obligations minimales incluent la double matérialité, un périmètre consolidé, des politiques et cibles par thématique ESG, et des indicateurs quantifiés. La prorogation du rapport simplifié permet un phasage progressif des contenus, sans déroger à l’exercice de double matérialité.

Ce que change la CSRD pour les sociétés françaises en 2025 et 2026

La CSRD impose des normes ESRS détaillées, la vérification par un tiers indépendant, la structure numérique des rapports et une intégration renforcée au rapport de gestion. La période 2025-2026 reste une phase d’appropriation, avec des aménagements de contenu pour les entreprises exposées en premier, afin de fiabiliser la donnée et la gouvernance ESG.

La conformité ne suffit pas : investisseurs et régulateurs réclament un langage prouvable

Les marchés financiers ne demandent pas seulement des fichiers XBRL impeccables. Ils veulent un cap, des preuves et une gouvernance qui arbitre. En France, le superviseur a intensifié ses contrôles. Après avoir passé au crible un panel de rapports extra-financiers, l’Autorité des marchés financiers a relevé des lacunes récurrentes sur les indicateurs et la comparabilité, environ dans un tiers des cas examinés.

La conséquence est claire. Sans articulation entre chiffres, stratégie et investissement, le reporting reste perçu comme défensif, ce qui dégrade la lisibilité pour l’analyste et alimente le soupçon de greenwashing. Un langage d’évidences se construit autour de quelques pièces maîtresses :

  • des trajectoires chiffrées et datées, alignées avec les plans d’investissement et les capex de décarbonation,
  • des métriques de performance opérationnelle reliées à la création de valeur,
  • une matérialité doublement démontrée, risques financiers et impacts sociaux-environnementaux,
  • une gouvernance explicite : qui décide, avec quels incitatifs, selon quel calendrier.

Cette exigence n’est pas un supplément d’âme. C’est le langage commun entre entreprises, prêteurs et assureurs, alors que la prime de risque s’ajuste au coût réel des externalités. Les sociétés qui traduisent leurs engagements en décisions d’allocation crédibles sont mieux outillées pour arbitrer à long terme.

Risques de communication à maîtriser en phase CSRD

Trois angles morts reviennent souvent :

  1. Indicateurs sans cadrage comparatif, ce qui empêche de juger la performance relative.
  2. Objectifs qualitatifs non reliés aux dépenses et aux marges, qui fragilisent le récit auprès des investisseurs.
  3. Promesses sociales ou environnementales sans mécanisme de contrôle, sources de risques réputationnels et juridiques.

Backlash écologique et green gap : pourquoi le récit actuel ne mobilise plus

Hors des salles de marché, un phénomène pèse sur l’audibilité des messages. Le backlash écologique ne nie pas l’urgence. Il conteste l’imaginaire qui l’accompagne, perçu comme imposé par une élite. Résultat : un écart persistant entre la conscience du problème et les comportements d’achat.

Les études disponibles confirment ce décalage. Une large majorité de Français dit reconnaître l’urgence, mais seule une partie minime adapte pleinement ses habitudes. Le fossé n’est pas cognitif, il est culturel et pratique. Coûts, disponibilité des alternatives, confort, symboles de réussite sociale. La liste des freins est longue.

Le bilan environnemental récent dresse un tableau nuancé. La qualité de l’air et de l’eau s’améliore par endroits, cependant les émissions de gaz à effet de serre restent élevées. La pression sur les sols se maintient et la biodiversité décline malgré des financements accrus. Ces contradictions nourrissent la défiance envers des promesses perçues comme abstraites.

Les réseaux sociaux renforcent ce bruit de fond. Les discussions sur X pointent la déconnexion d’un corporate-speak technique, peu sensible au quotidien des ménages. En miroir, les représentants d’entreprise incarnent souvent, aux yeux du public, un univers technocratique.

Le green gap désigne l’écart entre l’adhésion aux objectifs environnementaux et l’adoption de comportements alignés. Il est multifactoriel : contraintes budgétaires, inertie des systèmes d’offre, signaux-prix incohérents, effets sociaux de signalement, ou encore défiance envers des injonctions jugées moralisatrices. Plutôt qu’un déficit d’information, il s’agit souvent d’une asymétrie d’incitations et d’imaginaires.

Métriques Valeur Évolution
Part des Français déclarant l'urgence environnementale 70 % Niveau élevé, stable
Part adoptant pleinement des habitudes durables 40 % Inférieure à la conscience déclarée
Évolution des émissions de GES en 2023 vs 2022 -5,3 % Baisse, mais insuffisante
Artificialisation des sols 2011-2021 54 000 ha par an Tendance haussière préoccupante
Financements publics dédiés à la biodiversité en 2023 1,2 Md€ Hausse, impact à surveiller

Deux chiffres éclairent le débat public. D’une part, la prise de conscience citoyenne reste majoritaire, mais les comportements suivent inégalement. D’autre part, des indicateurs environnementaux s’améliorent lentement, tandis que d’autres, comme l’usage des sols, se dégradent. Il n’y a pas d’histoire unique, d’où la difficulté à projeter un message fédérateur.

Ces écarts ont des conséquences économiques et politiques. Ils façonnent l’acceptabilité des mesures, influencent la demande et, à terme, la profitabilité des offres durables. Les entreprises ont intérêt à capter ces signaux faibles pour ajuster leur marketing, leurs investissements et leur calendrier d’exécution.

Faut-il mettre la communication rse en veille ? un pari risqué, stratégiquement coûteux

Face au bruit, certaines directions pourraient choisir la discrétion, se cantonnant à la conformité CSRD en attendant des jours meilleurs. Ce serait une erreur de pilotage. La transition de long terme exige d’embarquer les métiers, les partenaires et les clients, bien en amont des résultats comptables.

Le climat n’attendra pas. L’impact s’intensifie dans les filières agricoles, industrielles et logistiques.

Les plans d’adaptation deviennent un sujet d’allocations. Côté marchés, l’AMF rappelle que les rapports ESG doivent soutenir la transparence utile aux investisseurs, et non se réduire à un exercice de conformité. Les contrôles menés sur 2023 ont montré des insuffisances sur environ 30 % des dossiers analysés, preuve que la qualité éditoriale et la traçabilité restent des angles de progrès.

En d’autres termes, la communication RSE ne doit pas s’effacer, mais se métamorphoser. Elle doit gagner en sobriété, en clarté, en humilité sur les limites, et en précision sur les arbitrages financiers. L’enjeu n’est pas d’en dire plus, mais de mieux montrer.

Les PME cotées sont concernées à partir des exercices initiés en 2026, avec des exigences adaptées. Les PME non cotées restent hors du champ obligatoire, mais peuvent recourir à des normes simplifiées volontaires. Points d’attention : gouvernance des données, capacité d’audit, chaîne d’approvisionnement et clauses contractuelles avec les donneurs d’ordre.

Recomposer le récit de durabilité : partir de la singularité et parler aux imaginaires

La pédagogie ne suffira pas si le message reste hors-sol. Les entreprises qui réussissent ancrent leur récit dans leur identité industrielle : positionnement de marché, chaîne de valeur, contraintes réelles, arbitrages de coûts, horizon d’investissement. Le discours cesse d’être un catalogue de bonnes intentions pour devenir une stratégie exposée, dans ce qu’elle a de robuste et de contestable.

La diversité des imaginaires appelle des voies différenciées. Un public techno-solutionniste privilégie l’innovation pour concilier confort et écologie. Un public partisan de la sobriété exige des ruptures. Un segment conservateur sera attentif à la préservation des paysages et des patrimoines. Le même objectif peut être formulé autrement, sans renier la vérité des chiffres.

Des campagnes sectorielles observées à l’étranger l’ont montré. Au Royaume-Uni, la promotion des transports collectifs met en avant la protection des campagnes pour des audiences conservatrices. Aux États-Unis, une partie de l’électorat républicain est plus sensible aux risques géopolitiques qu’à l’imagerie des catastrophes naturelles. Ces expériences invitent à travailler le cadrage, pas à travestir la réalité.

Diversifier les récits sans diluer le cap

Trois leviers concrets pour adapter le discours selon les publics :

  1. Framing fonctionnel : mettre l’accent sur les bénéfices quotidiens tangibles, coût total de possession, santé, confort d’usage.
  2. Framing patrimonial : souligner la protection des paysages et du patrimoine industriel, la transmission intergénérationnelle.
  3. Framing de souveraineté : expliquer les risques géopolitiques, la dépendance énergétique, la compétitivité.

Le travail éditorial consiste ensuite à recomposer un socle clair et cohérent, puis à décliner des voies et des voix selon les audiences. Un tronc commun, quelques axes d’adaptation, et une boussole constante : la preuve par la donnée et par l’investissement.

Rendre la donnée accessible : de la double matérialité aux décisions métiers

Les normes ESRS imposent la double matérialité. C’est une chance pour reconnecter le reporting à l’action. Encore faut-il la traduire. Trop de rapports alignent des matrices sans montrer l’impact sur les décisions commerciales, l’allocation de capital ou la politique de prix.

Des formats hybrides peuvent aider. Un rapport réglementaire, adossé à des annexes techniques et à des modules pédagogiques, favorise la compréhension. Des fiches produit, des cas d’usage, des FAQ métiers rebattent les cartes. L’éditeur interne doit devenir un assembleur de preuves, pas un accumulateur de paragraphes.

  • Cartographier 5 à 7 décisions opérationnelles où la matérialité change quelque chose. Les documenter publiquement.
  • Relier chaque engagement à une métrique de résultat, à un budget et à un jalon.
  • Publier une fois par an une note de lecture des échecs et décalages. L’honnêteté éditoriale est un gage de crédibilité.
  • Ouvrir la donnée sous format lisible et interopérable, pour les analystes et pour l’écosystème.

La pédagogie n’est pas incompatible avec l’exigence. L’un des rôles clefs de la communication est de remettre la donnée en contexte : intensité carbone par activité, unités par usage, comparaisons sectorielles. Les tableaux sans explication n’aident pas. Les phrases sans chiffres non plus.

Lexique express pour décideurs pressés

Quatre notions à maîtriser pour ne pas se perdre :

  1. Double matérialité : combinaison des risques financiers ESG et des impacts sur l’environnement et la société.
  2. ESRS : normes européennes structurées par thématique, avec indicateurs obligatoires et options.
  3. Assurance limitée : vérification par un tiers sur un périmètre défini, appelée à monter en intensité.
  4. XBRL : format numérique de balisage des rapports facilitant l’analyse et la comparaison.

Éviter les claims marketing trop généraux. Préférer des cas concrets où l’innovation bas-carbone augmente la satisfaction client, réduit le coût de service ou améliore la disponibilité. Montrer l’arbitrage coût-bénéfice et la période de retour. Un client se projette mieux dans une décision que dans un slogan.

Ce que disent les chiffres économiques et sociaux : redistribution, coûts et investissements

La transition se joue dans les comptes des ménages et des entreprises. En 2023, les dépenses énergétiques des ménages modestes ont progressé de 8 %. L’INSEE a souligné que les mécanismes de redistribution et la transition écologique influencent l’évolution des inégalités. Le climat social conditionne l’acceptabilité des politiques publiques comme des stratégies d’entreprise.

Côté entreprises, l’Observatoire de la RSE estime à 15 milliards d’euros les dépenses RSE en 2023, avec une hausse d’environ 10 % en 2024 liée à la mise en conformité CSRD. Derrière ces totaux, les questions structurantes dominent : quels capex pour décarboner, quelle intensité capitalistique, quels effets de marges, quelles hausses de prix acceptables.

La trajectoire de décarbonation redessine des métiers entiers : chimie, acier, construction, transport. La chaîne de valeur bascule vers des solutions plus électriques, plus circulaires, plus sobres en ressources. Les contrats d’approvisionnement s’allongent et s’indexent sur des trajectoires carbone. Les directions achats et finance deviennent des coproducteurs du récit de durabilité.

Ce réalignement a un coût d’apprentissage. Les systèmes d’information doivent gérer des données fines, auditées et traçables. Les équipes juridiques revoient les clauses extra-financières pour sécuriser la donnée amont. Les RH forment et recrutent des profils capables d’interpréter et d’expliquer des métriques nouvelles. Le capital humain devient un facteur critique de réussite ESG.

Reste l’arbitrage collectif. Le soutien public à la biodiversité progresse, mais la pression sur les sols reste forte. Les émissions reculent, mais pas assez vite pour les trajectoires de neutralité. Le consentement à payer pour de nouveaux services reste hétérogène. L’entreprise est au milieu du gué : elle doit livrer des résultats concrets tout en défendant des horizons longs.

Indicateurs publics à suivre de près

Deux repères chiffrés, utiles pour cadrer le débat sur 2025-2026 :

  1. Part des Français déclarant l’urgence environnementale contre part adaptant leurs habitudes, pour mesurer le green gap et l’acceptabilité des offres durables (ADEME, 20 août 2025).
  2. Évolution des émissions nationales, pression sur les sols et qualité de l’eau, pour objectiver les priorités d’investissement public et privé (Bilan environnemental de la France, Édition 2024).

Au-delà des agrégats, chaque secteur doit clarifier ses leviers : efficacité énergétique, substitution matière, digitalisation, mutualisation d’actifs, écoconception. Le récit ESG ne doit pas enjamber ces arbitrages. Il doit les rendre visibles, les inscrire dans le temps et les relier à la performance économique.

De la défiance à l’adhésion : une méthode éditoriale pour le camp des preuves

Comment sortir du backlash tout en respectant la rigueur CSRD. Une méthode par étapes s’impose.

  • Établir un socle narratif adossé à l’ADN de l’entreprise. Dire ce que l’on fait, ce que l’on ne fait pas, et pourquoi.
  • Hiérarchiser 10 indicateurs qui font foi auprès des marchés et des clients. Les mettre à jour régulièrement, sans surpromesse.
  • Ouvrir des voies de dialogue avec des publics hétérogènes. Adapter le cadrage sans fragmenter la vérité des chiffres.
  • Documenter les arbitrages budgetaires et industriels. Mentionner les renoncements, les retards, les échecs. Cela crée de la confiance.
  • Former des porte-parole capables de traduire des normes en impacts métiers. Éviter le jargon. Préférer l’évidence et la preuve.

Les études d’opinion soulignent la disponibilité d’une majorité à bouger, à condition que les solutions soient accessibles et alignées avec les valeurs quotidiennes. Ce point de bascule est essentiel. Il suppose un discours d’inclusion, loin des injonctions morales, et proche des usages réels.

Deux références publiques permettent de garder le cap et la mesure : l’enquête de l’ADEME sur les pratiques de consommation durable et le bilan environnemental consolidé par les services statistiques de l’État. Elles offrent un socle de faits pour ajuster le récit et les priorités d’action, sans confusion ni surenchère rhétorique. La clarté paie, chez les investisseurs comme chez les clients.

(Données clés issues de l’enquête ADEME du 20 août 2025 et du Bilan environnemental de la France, Édition 2024, publié par le SDES.)

Rebâtir la confiance par un récit clair et mesuré

La tentation du silence communicationnel est forte quand le débat s’échauffe. Pourtant, la robustesse d’un projet industriel réside dans sa capacité à affronter la complexité sans perdre le public. Le chemin est étroit : conformité exigeante, preuve chiffrée, pédagogie sobre, reconnaissance des limites, et promesse d’exécution.

La CSRD donne l’ossature et la comparabilité. Le récit d’entreprise apporte la direction et le sens. Entre les deux, un langage commun se construit, par la preuve, l’humilité et la constance éditoriale. À ce prix, la durabilité peut redevenir une promesse crédible, parce qu’elle s’incarne dans des choix vérifiables et des résultats mesurables.