Le pari de bâtir un « bateau volant » à Bayonne a fait rêver plus d’un investisseur et capté l’attention des amateurs d’innovations vertes. Pourtant, ce grand dessein mené par la jeune pousse Aqualines a pris fin le 26 mai 2025, date de son placement en redressement judiciaire. 

Des ambitions suralimentées par une technologie à effet de sol

De conception hybride entre l'aéronautique et le maritime, les véhicules à effet de sol suscitent une vraie curiosité. L’idée repose sur le fait de « glisser » à faible altitude, grâce à une couche d’air comprimé entre l’eau et l’appareil. Dans le cas d’Aqualines, le projet ciblait une vitesse comprise entre 200 et 320 km/h, rendue possible par un moteur électrique ou à hydrogène. Cette technologie, déjà expérimentée au milieu du XXe siècle par les Soviétiques, avait pourtant été abandonnée en raison de son coût, de sa complexité et de sa portée essentiellement militaire.

Lorsque des ailes frôlent une surface plane (ici la mer), la pression de l'air augmente sous celles-ci, ce qui procure une portance élevée. Ce phénomène, nommé « effet de sol », permet de voler plus bas tout en dépensant moins d’énergie. Dans un contexte maritime, l’intérêt est d’atteindre une vitesse supérieure à celle d’un ferry, mais avec une consommation (potentiellement) réduite.

Aqualines tenait à valoriser ce concept en soutenant qu’il permettrait non seulement de raccourcir le temps de trajet, mais aussi de décarboner le transport entre les côtes et les îles. Son créateur russe, Pavel Tsarapkin, avait imaginé une gamme de « bateaux volants » destinée à accueillir entre 3 et 25 passagers, s’appuyant sur divers soutiens industriels et institutionnels. Malheureusement, l’optimisme n’aura pas suffi pour rendre cette technologie économiquement viable à court terme.

Le choix du port de Bayonne : un cadre privilégié

Avant de s’implanter en Nouvelle-Aquitaine, Aqualines avait exploré plusieurs pistes pour localiser ses unités de production. Les responsables du projet ont fini par opter pour le port de Bayonne, notamment à cause de la présence de zones fluviales idéales pour tester le décollage et l’atterrissage (ou « amerrissage ») de leurs engins. Le site industriel, géré conjointement par la région et la Chambre de commerce et d’industrie Bayonne Pays Basque, devait accueillir un atelier de 6 500 m², des bureaux et un espace de recherche. L’école d’ingénieurs ESTIA et le centre Compositadour, spécialisés dans les matériaux haute performance, affichaient clairement leur volonté de collaborer avec la startup, conférant à ce rêve un vernis de sérieux.

La perspective de créer plusieurs milliers d’emplois directs ou indirects à l’horizon 2027 avait convaincu de nombreux élus locaux de soutenir l’initiative. Pour démarrer, Aqualines voulait mobiliser une trentaine de salariés, essentiellement des ingénieurs et des techniciens aéronautiques. Une chaîne de production, engagée dès avril 2023, était censée donner naissance à un prototype grandeur nature, puis à une première série d’appareils pilotés, susceptibles de réaliser des liaisons dans le monde entier.

Partenariats technologiques cruciaux

Plusieurs groupes industriels, comme Alpine (filiale du Groupe Renault), ont montré leur intérêt. Des accords de R&D visant le partage de compétences en matériaux composites étaient évoqués pour renforcer les performances des futurs engins à effet de sol.

Cette vitalité, toutefois, n’a pas tardé à se heurter aux réalités financières. Fin 2021, Aqualines avait certes bouclé une première levée de fonds de 10 millions d’euros, notamment via le fonds Steinberg Protocol (dirigé par Guillaume Catala) et le soutien de la Région et de Bpifrance. Mais pour concrétiser ses ambitions de grande série, la startup devait impérativement remplir un objectif nettement plus ambitieux : 60 millions d’euros. En plus, la standardisation des « pre-orders » potentiels et le maintien d’accords institutionnels relevaient plus de l’intentionnel que du contractuel, rendant complexes les négociations pour stabiliser le financement.

Exemple avec Regent : stratégie et résultats

Difficile de ne pas comparer l'évolution d’Aqualines avec celle de Regent, jeune pousse américaine basée à Boston. Les ingénieurs à l’origine du « Seaglider » ont bénéficié d’un soutien financier massif, amorcé par des investisseurs tels que Peter Thiel via Founders Fund et relayé par des contrats solides (notamment avec Brittany Ferries et TotalEnergies). Leur premier vol d’essai, réalisé en juillet 2025, affiche un optimisme saisissant : Regent aurait déjà 325 appareils prévendus, valorisant 10 milliards de dollars de commandes potentielles.

Si Aqualines a cherché à établir une dynamique similaire, force est de constater que la conjoncture et le manque de garanties financières réalistes ont ralenti les mises de fonds. Au moment où Regent anticipait des liaisons transmanche, Aqualines avait déjà annulé son bail, renvoyé son personnel et déposé son bilan.

Une promesse écolo et rapide, stoppée net en 2025

L’idée d’un moyen de voyage « plus rapide qu’un bateau, plus économique qu’un avion et plus vert que les deux » avait de quoi susciter l’enthousiasme. Plusieurs régions, comme la Polynésie ou la Baltique, paraissaient intéressées pour réduire significativement les temps de traversée. Helsinki-Tallinn, par exemple, se parcourt aujourd’hui en près de deux heures et demie en ferry. Le projet Aqualines proposait de rallier les deux villes en une fraction de ce délai.

Mais en dépit de ce positionnement novateur, l’absence de prototype opérationnel a rapidement jeté un doute. Les retards incessants du calendrier (qui promettait initialement des tests en conditions réelles dès septembre 2023) n’ont jamais été justifiés publiquement. L’impossibilité de joindre la direction de l’entreprise en 2025, malgré de multiples sollicitations, a accéléré les rumeurs sur la viabilité technique du projet.

Dès 2021, la startup avait intégré le label French Tech Pays Basque, attirant des financements public-privé importants. Cependant, la complexité des conditions économiques, couplée à la montée des taux directeurs, a durci la recherche d’investisseurs dès 2023. Les derniers mois avant le redressement judiciaire ont vu une cascade d'effets négatifs, empêchant la levée de 60 millions d’euros promise.

La date fatidique du 26 mai 2025 correspond à la mise sous redressement judiciaire d’Aqualines. Au-delà de la déception locale et des conséquences pour l’emploi, ce revers démontre surtout la difficulté de concevoir un outil de transport de rupture quand l’écosystème–bien qu’enthousiaste–reste frileux dans ses engagements.

L’héritage des Ekranoplans : de l’élan à la confidentialité

Réanimant un mythe soviétique des « monstres de la mer Caspienne », Aqualines misait sur un concept plus léger et civil. Dans la seconde moitié du XXe siècle, ces étranges engins appelés Ekranoplans ont été conçus pour acheminer du matériel militaire à grande vitesse sans être détectés par les radars, puisque volant à basse altitude. Bien que prometteurs, ils ont disparu progressivement dans les années 1990, victimes aussi bien de coupures budgétaires que d’un fort scepticisme technique.

Aux dires de ses initiateurs, Aqualines entendait tirer profit des progrès en matériaux composites et de la propulsion hybride, afin de surpasser les limites historiques : maintenir la stabilité à grande vitesse, limiter la consommation et assurer une maintenance abordable. Malgré l’abandon trop précoce du programme, ce patrimoine technologique ne sera sans doute pas totalement laissé à l’abandon.

L’histoire de la startup Aqualines

Voulue en 2013 par l’entrepreneur russe Pavel Tsarapkin, l’entité formelle n’a vu le jour en France qu’en 2021, lors de la création de la filiale bayonnaise. Dans la foulée, deux figures ont joué un rôle décisif :

  • Guillaume Catala, entrepreneur autodidacte du Pays Basque, principal promoteur du projet et gestionnaire du fonds d’amorçage Steinberg Protocol.
  • Laurent Godin, cadre passé par Airbus en Indonésie, assumant la charge de crédibilité industrielle et s’appuyant sur son expérience dans l’aéronautique.

La startup ambitionnait un vaste portefeuille de clients internationaux, évoquant avoir reçu plus de 170 manifestations d’intérêt depuis des opérateurs de transport maritime, des opérateurs touristiques et même des compagnies aériennes régionales. Le focus restait sur les trajets côtiers ou inter-îles, dans les zones à forte demande (Caraïbes, Europe du Nord, Sud-Est asiatique, etc.). Si la plupart de ces approches n’étaient pas des contrats fermes, elles démontraient un certain engouement pour un moyen de transport plus rapide qu’un ferry et moins polluant qu’un avion classique.

Pourquoi le financement a-t-il échoué ?

Dans le domaine de l’innovation technologique, séduire des capitaux exige souvent de montrer des preuves tangibles : maquettes, prototypes, tests concrets. Dans le cas d’Aqualines, le saut entre la maquette numérique et la réalité a été trop coûteux et trop long. Les investisseurs attendaient des validations de faisabilité, de certification et de rentabilité, alors que la startup avançait à tâtons dans un contexte réglementaire complexe.

La crise économique et l’incertitude mondiale entre 2023 et 2025 ont également durci les positions. Les sociétés de capital-risque se sont montrées plus sélectives dans leurs projets. Par ailleurs, les retards accusés dans la mise en chantier du site de production ont pu générer de la méfiance, d’autant que l’entreprise n’a jamais annoncé publiquement de calendrier d’essais révisé. À cela s’est ajouté le besoin de lever 60 millions d’euros, somme perçue comme élevée par rapport aux éléments concrets disponibles.

Aperçu chiffré des ambitions avortées

Métriques Valeur Évolution
Levée de fonds initiale (2021) 10 M€ Stable
Levée supplémentaire prévue 60 M€ Non concrétisée
Nombre de précommandes potentielles 170-200 Non contractualisées
Programmes pilotes réalisés 0 Annulés

Les chiffres ci-dessus mettent en évidence le décalage brutal entre l’élan de départ et la réalité financière. Malgré la première phase de 10 millions d’euros, Aqualines n’a pas pu franchir l’étape critique qui l’aurait menée à la production effective d’un prototype à grande échelle.

Le pari manqué de l’industrialisation locale

Au-delà de la défiance des financeurs, le projet devait également répondre à des enjeux industriels exigeants. Produire un appareil à effet de sol n’est pas analogue à la fabrication d’un simple bateau ou d’un avion conventionnel. Les process de certification, dans ce cas spécifique, oscillent entre réglementation aéronautique et réglementation maritime. L’extrême nouveauté du concept compliquait la tâche.

Le port de Bayonne, initialement présenté comme un cadre « stratégique », ne représentait pas seulement un plan de construction : c’était aussi un symbole. La startup avait obtenu une autorisation du port pour y ériger ses premiers hangars et pistes de test, avec une ouverture prévue au printemps 2023. Mais un an plus tard, aucune usine n’était encore véritablement opérationnelle. Les retards accumulés, combinés à l’absence de soutien bancaire solide, ont poussé Aqualines à résilier son bail.

De surcroît, la communication officielle est quasiment inexistante depuis le début de 2024. Le cabinet administratif chargé de la procédure judiciaire (APEX AJ) n’a pas souhaité commenter, et les responsables d’Aqualines ne répondent plus. Le rêve d’un pôle industriel bayonnais, dédié aux innovations en propulsion électrique ou à hydrogène, s’est évanoui.

Une comparaison marquante : pourquoi Regent a franchi la barre

Regent, entité américaine fondée par d’anciens ingénieurs de Boeing, a su prendre le devant de la scène en pariant sur une communication agressive et un réseau d’investisseurs de renom. Sans renier la complexité du projet, les dirigeants de Regent ont rapidement annoncé un plan de vols d’essai, associés à des accords fermes avec des compagnies de transport maritime. Les investisseurs, rassurés par la complémentarité de la R&D et par le profil des fondateurs, ont suivi.

Regent a démontré plus de pragmatisme : tests à échelle intermédiaire, modélisation par des ingénieurs chevronnés, respect relatif des plannings annoncés. L’entreprise a aussi capitalisé sur la force de la Silicon Valley et sur la dynamique aéronautique de Boston pour se forger une légitimité technique. En parallèle, elle a su décrocher très tôt des contrats maritimes engageants, donnant la preuve que son Seaglider pouvait trouver preneur sur divers marchés.

À l’inverse, l’approche d’Aqualines comportait plus de zones d’ombre : un programme ambitieux pour établir simultanément la R&D, l’usine et une levée de fonds majeure. En théorie, cela pouvait se coordonner, mais la moindre embûche technique ou la moindre friction entre investisseurs risquait de faire chuter l’ensemble. Ce modèle n’a pas résisté.

Les coulisses du redressement judiciaire

Certains observateurs estiment que la startup manquait d’assurance pour convaincre de grands groupes de soutenir financièrement la phase d’industrialisation. Les enjeux techniques – valider la polyvalence d’un engin naviguant au ras de l’eau, sous la contrainte de l’humidité et de la corrosion, en misant sur des piles à hydrogène – auraient nécessité plusieurs années d’expérimentation. Les ambitions internationales d’Aqualines étaient réelles, mais sans un partenariat solide ni un prototype validé, elles restaient à l’état de concepts papier.

Selon les informations rendues publiques, le tribunal de commerce a prononcé le redressement judiciaire pour laisser un sursis à l’entreprise et examiner si un plan de continuation était envisageable. Le silence radio depuis cette date incite peu à l’optimisme. Aucun investisseur majeur ne s’est officiellement manifesté, et l’équipe d’Aqualines, réduite au strict minimum, n’entreprend aucune nouvelle campagne de communication.

Difficultés d'homologation

Faut-il certifier un « bateau volant » comme un aéronef ou comme un navire ? L’Union européenne n’a pas encore défini de cadre réglementaire spécifique pour les véhicules à effet de sol, ce qui ajoute à la confusion. Les certifications mixtes exigent des démarches onéreuses et chronophages.

Les pièces du dossier soulignent enfin le caractère diffus d’une partie des promesses commerciales : peu d’engagements fermes, hormis des lettres d’intention, et encore moins d’avances financières. Seuls quelques accords de principe restaient en suspens, puis se sont évaporés face aux incertitudes. La combinaison de ces difficultés a irrémédiablement scellé le sort de l’entreprise.

Regard sur l’avenir pour l’effet de sol

Malgré les déboires d’Aqualines, la technologie de l’effet de sol n’est vraisemblablement pas morte. Avec la montée en puissance des énergies propres, l’enjeu de décarbonation du transport maritime suscite un intérêt croissant. Regent est déjà sur les rangs, mais d’autres contenders internationaux pourraient émerger, notamment dans le secteur asiatique, où la géographie insulaire et l’effervescence technologique sont favorables à cette innovation.

Par ailleurs, l’Europe ne devrait pas rester en retrait. Les pôles aéronautiques français (comme Aerospace Valley) et les associations dédiées à l’industrie maritime (Cluster Maritime Français) continuent à encourager la recherche. Il serait donc peu surprenant de voir apparaître de nouveaux acteurs ou alliances prêtes à relancer l’idée d’un « avion maritime » du futur. La véritable question demeure : comment s’assurer de la fiabilité technique et économique du concept avant de s’engager dans de lourds investissements ?

Les GEV (Ground Effect Vehicles) sont particulièrement sensibles aux conditions de vent latéral et au clapot (petites vagues). Les pilotes doivent gérer les changements brusques d’altitude lorsque la mer est agitée. Rajoutons à cela le facteur « sel » de l’atmosphère marine, qui accélère la corrosion sur les composants métalliques et oblige à des investissements en maintenance plus élevés que pour une simple vedette.

L’héritage laissé par Aqualines pour le Pays Basque

Le Pays Basque a toujours été reconnu pour son ouverture à l’innovation, à la fois riche d’une tradition industrielle (ex. Dassault et Safran) et dotée de centres de recherche performants (ex. Compositadour). Même si l’épopée d’Aqualines a tourné court, la graine continue de germer sur le front local : il y a désormais une conscience accrue que ce territoire peut abriter des projets technologiques ambitieux, à condition de réunir finances et soutiens durables.

Par ailleurs, l’effervescence entretenue autour d’Aqualines a rendu plus visibles d’autres développeurs d’aéronefs alternatifs en région Nouvelle-Aquitaine, susceptibles de capitaliser sur le savoir-faire accumulé. Certains responsables espèrent récupérer une partie du capital humain et des connaissances liées à ce domaine. Car même si la production de « bateaux volants » à Bayonne n’est plus d’actualité, le capital d’innovation qui a éclos durant cette tentative ne disparaît pas totalement.

Une page se tourne pour l’innovation maritime

L’histoire d’Aqualines rappelle qu’une idée audacieuse et une rhétorique enthousiasmante ne suffisent pas à garantir le succès d’un projet industriel. La jeune pousse bayonnaise n’aura pu passer le cap crucial du prototype pleinement fonctionnel, faute de moyens financiers et probablement d’une expertise structurée autour des défis de l’effet de sol. À l’inverse, Regent prouve que ce domaine possède un potentiel commercial, mais qu’il requiert des validations rigoureuses, un calendrier maîtrisé et une base d’investisseurs disposés à prendre part au risque. Pour le Pays Basque, la fin de l’aventure Aqualines marque sans doute une pause dans la production de véhicules à effet de sol, mais l’écosystème local pourrait bien tirer les leçons de ce revers.

Ainsi s’achève le périple d’Aqualines, offrant à la fois un avertissement et un espoir quant à l’avenir des transports hybrides dans l’Hexagone et au-delà.