+7 points d’écart en vingt ans : l’OFCE alerte sur le repli du niveau de vie relatif européen par rapport aux États-Unis et pousse une stratégie industrielle assumée. Au cœur de la note, une idée simple et controversée à la fois : bâtir de véritables champions européens pour regagner en productivité, en innovation et en puissance d’investissement.

Écart de productivité : où l’UE décroche face aux États-Unis

L’OFCE met en lumière une dynamique préoccupante. Le revenu par habitant dans la zone euro est passé d’environ 85 % du niveau américain en 2000 à 78 % en 2022. La France suit un trajet similaire, de 88 % à 78 % sur la même période (OFCE). Cette dégradation s’explique d’abord par la productivité, qui pèse davantage sur la trajectoire de richesse que la quantité de travail ou la démographie.

Les constats récents convergent. Les comparaisons de productivité horaire situent la France en retrait par rapport aux États-Unis, avec un écart de l’ordre d’un cinquième selon les indicateurs publics suivis par le ministère de l’Économie. Les travaux de l’OFCE insistent : le ralentissement de la productivité est partagé par l’industrie et les services, et l’on ne peut l’imputer uniquement à la désindustrialisation ou au temps de travail.

Au-delà du diagnostic macroéconomique, la question devient opérationnelle pour les entreprises : où se logent les gisements d’efficacité, et quels dispositifs publics peuvent accélérer leur diffusion à l’échelle du marché unique européen ?

Ce que mesure la productivité horaire

Indicateur clé pour comparer des économies, la productivité par heure travaillée rapporte la richesse produite au volume d’heures. Elle diffère de la productivité par tête, sensible au taux d’emploi et au temps partiel. Les variations reflètent la diffusion technologique, l’organisation du travail, la qualité du capital immatériel et l’allocation sectorielle.

D’où vient le décrochage : freinage de la productivité et fragmentation des marchés

L’OFCE identifie un faisceau de facteurs. Premier point : l’insuffisance d’investissements productifs et la diffusion trop lente des technologies de rupture au sein de l’appareil productif européen. Deuxième point : la fragmentation des marchés qui empêche des économies d’échelle comparables à celles du marché américain, en particulier pour les entreprises intensives en R&D et en actifs immatériels.

Le différentiel d’effort en R&D illustre ce retard : les dépenses de R&D de l’UE s’élèveraient à environ 2,3 % du PIB en 2023, contre 3,5 % aux États-Unis (Eurostat). Au plan qualitatif, la fragmentation réglementaire et des marchés de capitaux limite l’agrégation de projets à grande échelle et la montée en puissance de plateformes industrielles ou numériques.

Autre angle d’analyse : les secteurs à plus forte intensité technologique. Selon les débats relayés par France Culture, citant les alertes de Mario Draghi, l’Europe innove trop lentement dans les segments où la taille critique fait la différence, ce qui creuse l’écart de richesse avec les États-Unis. Cette lecture est cohérente avec les constats des économistes de l’OFCE : l’explication dominante est la productivité et non la quantité de travail.

Dans un marché unique encore morcelé, les entreprises multiplient les coûts d’entrée par pays (conformité, distribution, service après-vente). Ces frictions, additionnées à des règles de concurrence strictes, peuvent limiter la densité d’investissements à grande échelle et le financement d’actifs intangibles (logiciels, brevet, données). Les gains d’échelle potentiels sont ainsi moins captés qu’aux États-Unis.

Secteurs à effet de levier : pharmacie, aéronautique, automobile et technologies

Plutôt que de disperser les soutiens, la note de l’OFCE recommande de prioriser les secteurs où une avance existe déjà et où l’Europe peut amplifier sa compétitivité. Les cibles citées dessinent une stratégie lisible : pharmacie, aéronautique, automobile, ainsi que des domaines de souveraineté technologique comme l’IA, la défense, l’énergie et les semi-conducteurs.

Sanofi et Novartis : socles d’un leadership pharmaceutique européen

La pharmacie demeure un point fort. L’Europe abrite des leaders mondiaux tels que Sanofi et Novartis, avec un écosystème de R&D, de sous-traitants et d’essais cliniques dense. Un rapport de la Commission européenne mentionne une contribution significative à l’emploi et au PIB, ce qui en fait un secteur prioritaire pour les politiques d’innovation et les dispositifs de réindustrialisation à haute valeur ajoutée.

En renforçant la coordination des investissements cliniques et la production de médicaments critiques, l’UE peut consolider une autonomie stratégique tout en diffusant des effets d’entraînement vers la chimie fine, la bioproduction et les dispositifs médicaux.

Airbus : démonstrateur d’un champion intégré

Airbus illustre ce que peut produire une intégration européenne assumée : une montée en gamme, une base d’emplois qualifiés et une capacité d’export robuste. L’aéronautique européenne s’appuie sur une chaîne de valeur intégrée et des standards technologiques élevés. Les données sectorielles récentes soulignent l’ampleur de l’emploi qualifié et l’importance des exportations, confirmant l’effet structurant d’un champion sur toute une filière.

Le parallèle avec d’autres secteurs intensifs en capital immatériel est instructif : lorsque la demande et la R&D sont coordonnées à l’échelle européenne, les effets d’échelle deviennent tangibles et soutiennent la productivité.

Stellantis et Volkswagen : l’automobile au prisme de la transition

La filière automobile européenne reste stratégique, avec Stellantis et Volkswagen au premier plan. Le défi est double : accélérer l’électrification et sécuriser l’amont (batteries, composants, logiciels embarqués).

Les acteurs européens accusent un retard dans certaines étapes clés, notamment la fabrication de cellules et l’industrialisation logicielle. Les politiques publiques devront soutenir l’investissement dans les gigafactories, les matériaux critiques et l’électronique de puissance, tout en alignant les standards techniques.

Technologies stratégiques : leviers identifiés

Au-delà des filières historiques, plusieurs chantiers structurants sont explicitement ciblés :

  • IA : financements dans le cadre d’Horizon Europe, montée en compétence et diffusion dans les chaînes de valeur.
  • Semi-conducteurs : EU Chips Act doté d’une enveloppe annoncée de 43 milliards d’euros, avec l’objectif d’atteindre 20 % de la production mondiale à l’horizon 2030.
  • Défense : Fonds européen de défense à hauteur de 8 milliards d’euros pour 2021-2027, afin de stimuler les projets collaboratifs et l’innovation duale.
  • Énergie : accélération des investissements de transition pour la neutralité carbone 2050, avec un accès amélioré aux outils de financement européens.

La piste des champions européens : articulation avec la concurrence

Pour l’OFCE, la création de champions européens est un accélérateur de productivité. L’enjeu n’est pas seulement la taille : il s’agit d’agréger la R&D, d’optimiser l’empreinte industrielle, d’unifier les plateformes et de maximiser la diffusion des innovations. En d’autres termes, captez l’effet d’échelle et abaissez les coûts marginaux d’innovation.

Une telle stratégie suppose toutefois de réinterroger l’interface entre politique industrielle et politique de concurrence. Sans renier l’objectif de marché contestable et ouvert, l’idée consisterait à assouplir, au cas par cas, les règles applicables aux concentrations qui apportent des gains de productivité démontrables, y compris face à une concurrence internationale organisée autour de géants subventionnés.

Il ne s’agit pas uniquement d’un grand groupe en chiffre d’affaires. Un champion européen combine : i) une base R&D de rang mondial, ii) une intégration industrielle transnationale, iii) une capacité de standardisation et de certification, iv) une puissance d’achat et de financement, v) une faculté de diffusion technologique vers les PME et ETI. Le tout, sous un pilotage de conformité rigoureux vis-à-vis des règles de concurrence.

La thèse des « champions » prend une dimension budgétaire avec le rapport de Mario Draghi en 2024, qui appelle à des investissements additionnels massifs, de l’ordre de 800 milliards d’euros par an, afin de résorber l’écart d’investissement avec les États-Unis et d’absorber les besoins liés à la décarbonation, au numérique et à la défense. Le message est clair : la taille financière compte pour rattraper le retard.

Mesures économiques et légales envisageables : prioriser, financer, coordonner

À partir des recommandations de l’OFCE et des outils européens existants, une feuille de route pragmatique se dessine pour la France et l’UE.

  • Priorisation sectorielle : concentrer les moyens sur les filières où l’Europe détient un avantage ou un potentiel crédible d’ascension.
  • Investissements publics ciblés : flécher des crédits vers la R&D, les démonstrateurs industriels et l’adoption d’innovations au sein des PME.
  • Partenariats public-privé : structurer des alliances paneuropéennes pour l’IA, la cybersécurité, l’énergie et les semi-conducteurs, afin d’aligner recherche, prototypage et chaînes d’approvisionnement.
  • Réforme graduelle de la concurrence : intégrer des critères dynamiques de compétitivité mondiale lors de l’examen des concentrations et coopérations.
  • Harmonisation ciblée : réduire les divergences fiscales et sociales qui dissuadent l’implantation de centres de décision et d’usines stratégiques.
  • Financement de l’innovation : mobiliser et simplifier l’accès aux instruments européens existants, avec des guichets plus lisibles pour les ETI et PME.

Au plan commercial, l’UE s’appuie déjà sur des cadres de réaction aux mesures extraterritoriales et aux droits de douane adoptés par des pays tiers. Les informations de la Direction générale du Trésor décrivent les mécanismes de réponse européenne et les outils à disposition des entreprises. Le débat sur des mesures symétriques de protection des filières naissantes reste ouvert, mais suppose une analyse fine de l’impact sur les chaînes de valeur et la compétitivité-prix.

Trois clés pour les directions financières en France

  1. Capex sélectif : aligner les investissements sur les niches d’avantage comparatif et sur les guichets de cofinancement européens.
  2. Capital immatériel : amplifier les dépenses de R&D, de design et de données pour accélérer la productivité totale des facteurs.
  3. Effet d’échelle : bâtir des alliances transfrontières pour mutualiser achats, plateformes et tests de conformité.

Indicateurs à suivre : productivité, R&D et diffusion technologique

Au-delà des montants investis, l’enjeu est la diffusion des innovations, véritable carburant de la productivité. Les décideurs économiques peuvent suivre trois familles d’indicateurs.

  • Productivité horaire et coût unitaire du travail : trajectoires relatives UE/États-Unis, par secteur, pour détecter les poches de rattrapage et les goulets d’étranglement.
  • Effort de R&D privé : part des dépenses de R&D entreprises dans le total, brevets prioritaires, intégration R&D-production.
  • Adoption de l’IA et de l’automatisation : taux d’équipement, cas d’usage par fonction, impact sur les délais de cycle et la qualité.

Un focus particulier doit être porté sur l’investissement en capital immatériel, qui explique une part croissante des écarts de productivité entre économies avancées. L’Europe a du terrain à rattraper sur l’empilement logiciels-données-modèles, aujourd’hui déterminant pour l’efficacité des opérations et l’adaptation rapide aux chocs.

L’IA peut augmenter la productivité en réduisant les tâches répétitives et en accélérant les décisions. Mais les bénéfices dépendent de l’aptitude à reconfigurer les processus, à former les équipes et à intégrer la gouvernance des données. Sans transformation organisationnelle, l’IA reste une dépense de plus, sans effet durable sur la productivité.

Paramètres juridiques et concurrence : comment sécuriser les regroupements

La proposition de l’OFCE de renforcer les « champions européens » pose des questions juridiques concrètes. Pour concilier compétition et compétitivité, plusieurs garde-fous s’imposent : révision ciblée des lignes directrices en matière de concentrations, possibilité d’évaluations dynamiques incorporant la pression de la concurrence mondiale, et conditions comportementales afin de prévenir les abus de position dominante sur les marchés domestiques.

Dans les industries à rendements d’échelle, une lecture plus prospective des effets sur l’innovation s’avère clé. En d’autres termes : autoriser des regroupements lorsque l’effet net sur l’innovation et la résilience des chaînes est positif, avec un contrôle renforcé ex post. Cette approche s’articule avec l’objectif de souveraineté, notamment dans la santé, l’énergie et le numérique.

  • Conformité ex ante : documentation circonstanciée des gains d’innovation, des investissements supplémentaires et des engagements d’accès non discriminatoires.
  • Suivi ex post : mécanismes de revue périodique, avec indicateurs d’investissement, de délais de mise sur le marché et d’ouverture des écosystèmes.
  • Interopérabilité : standards communs facilitant l’entrée de nouveaux acteurs et la circulation des données.

Capteurs de compétitivité pour la France : fiscalité, compétences, capital patient

La stratégie industrielle européenne ne dispense pas d’un agenda domestique robuste. Trois chantiers s’imposent pour accroître l’attractivité et la productivité des entreprises françaises.

  • Fiscalité de l’innovation : stabilité des dispositifs d’incitation, trajectoire lisible dans le temps, et simplicité de l’accès pour les PME.
  • Compétences : renforcement des formations professionnelles et d’ingénierie, requalification accélérée sur les métiers en tension (électronique de puissance, data engineering, bioproduction).
  • Capital patient : mobilisation de l’épargne longue vers les technologies de rupture et les scale-ups industrielles.

Les entreprises françaises peuvent ainsi mieux capter les initiatives européennes existantes, du soutien à l’IA via Horizon Europe aux IPCEI sectoriels, tout en articulant leurs plans d’investissement avec les priorités nationales. La cohérence des calendriers d’appels à projets, des critères techniques et des règles d’éligibilité reste déterminante pour transformer des intentions en décisions d’investissement.

Lexique express pour décideurs

  • PIB par heure travaillée : productivité horaire moyenne de l’économie.
  • R&D : dépenses de recherche et développement, privées et publiques.
  • Champion européen : groupe intégré paneuropéen, orienté innovation et export, bénéficiant d’économies d’échelle et jouant un rôle d’entraînement sectoriel.
  • IPCEI : projets importants d’intérêt européen commun, permettant des soutiens publics coordonnés.

Outils budgétaires et de marché : orchestrer l’effet d’échelle

Pour transformer la trajectoire de productivité, l’UE dispose de plusieurs leviers déjà activés, qu’il convient d’aligner sur une logique d’effet d’échelle.

  • Horizon Europe : orienter davantage les appels vers les projets susceptibles de passer rapidement au démonstrateur, puis à l’industrialisation, en intégrant des critères d’adoption par les PME.
  • EU Chips Act : accélérer les décisions d’implantation le long de la chaîne de valeur des semi-conducteurs (matériaux, équipements, design, packaging), tout en sécurisant l’approvisionnement.
  • Fonds européen de défense : privilégier les architectures modulaires et la standardisation, qui favorisent réutilisation, maintenance et double usage.
  • Financements de transition énergétique : coordonner, à l’échelle européenne, l’accès aux dispositifs de soutien pour gagner en visibilité pluriannuelle et réduire le coût du capital des projets.

Le fil directeur est la prévisibilité : un calendrier clair, des critères homogènes et un suivi de performance partagés dans toute l’UE. C’est une condition clé pour déclencher des vagues d’investissement et faire émerger des plateformes industrielles communes.

Lecture sectorielle pour 2025 : signaux à interpréter côté entreprises

Entre inflation encore visible dans certains intrants, fin de cycle de remontée des taux et ajustements géopolitiques, la lecture des signaux 2025 doit rester pragmatique. Trois observations opérationnelles émergent.

  • Rendements d’échelle : les fonctions où la taille est décisive (achats, test, certification, industrialisation logicielle) doivent être paneuropéennes autant que possible.
  • Réallocation rapide : arbitrer les portefeuilles d’activités entre segments en croissance, intensifs en R&D, et lignes à faible valeur ajoutée.
  • Alliance et M&A : les rapprochements doivent être construits avec une documentation robuste sur les gains d’innovation et la protection de la concurrence effective.

Dans cette optique, la productivité devient un objectif de gouvernance à part entière : indicateurs à piloter au comité exécutif, intégration de l’IA dans les processus cœur, feuille de route de compétences, et discipline d’allocation du capital.

Cap industriel et juridique : comment regagner l’avantage

Le diagnostic est posé : l’écart de productivité avec les États-Unis, alimenté par des différences d’investissement, de taille de marché et d’intensité technologique, exige un sursaut. L’OFCE propose une voie cohérente : cibler des filières où l’Europe sait déjà gagner, orchestrer des champions et assouplir, de manière encadrée, les règles de concurrence pour démultiplier l’innovation. Deux points d’attention demeurent : éviter la rente et garantir la diffusion des gains vers les PME.

L’Europe dispose d’atouts majeurs dans la pharmacie, l’aéronautique et des technos de souveraineté. À condition d’additionner les masses critiques et de stabiliser le cadre d’investissement, la trajectoire peut s’infléchir favorablement. En matière de productivité, la constance et l’exécution font la différence.

Regagner du terrain se joue maintenant : par la taille utile, la R&D diffusée et des décisions d’investissement tenues dans la durée.