La France ajuste sa stratégie hydrogène pour 2030
Découvrez les objectifs de la France en matière d'hydrogène décarboné d'ici 2030 et les défis pour réduire les coûts.

4,5 GW en 2030 : la France remet de l’ordre dans sa stratégie hydrogène pour viser la décarbonation de l’industrie lourde et du transport. Derrière cet objectif, un paradoxe persiste : des projets subventionnés, mais une mise en œuvre lente, un coût de l’électricité élevé et des technologies encore en montée d’échelle. Analyse des leviers économiques, industriels et réglementaires pour passer du potentiel aux volumes.
Hydrogène dans l’économie : usages industriels et mobilité
L’hydrogène est d’abord une matière première industrielle. En France, il sert principalement aux engrais azotés et au raffinage. Cette production repose encore très largement sur des sources fossiles, notamment le gaz naturel, ce qui pèse sur le bilan carbone des secteurs utilisateurs.
Le basculement vers un hydrogène décarboné change la donne. Dans l’industrie lourde, l’hydrogène peut substituer des combustibles fossiles pour des procédés à haute température et réduire les émissions dans la chimie, le verre ou l’acier.
Une étude de Capgemini, citée dans les données fournies, indique que 62 % des entreprises mondiales de l’industrie lourde évaluent l’hydrogène bas carbone, et ce taux grimpe à 77 % en France. Cette appétence traduit une attente claire : sécuriser un hydrogène compétitif, à la bonne qualité et livrable à l’échelle.
Dans la mobilité, la pile à combustible transforme l’hydrogène en électricité pour entraîner des moteurs électriques. Le procédé n’émet que de la vapeur d’eau à l’échappement.
La promesse vise surtout le transport lourd : camions longue distance, engins logistiques, ferroviaire non électrifié, maritime côtier. En pratique, l’hydrogène ne remplace pas la batterie, il la complète dans les segments où la masse, l’autonomie ou la disponibilité énergétique nécessitent une autre architecture propulsive. Le déploiement passe par des stations de ravitaillement et, à terme, par des hydrogenoducs interconnectés au niveau national et européen.
Hydrogène décarboné : produit avec une très faible intensité carbone sur l’ensemble du cycle, quelle que soit la technologie. Hydrogène vert : produit par électrolyse de l’eau à partir d’électricité renouvelable.
Hydrogène bas carbone : inclut notamment l’électrolyse sur électricité nucléaire, ainsi que des filières avec capture et stockage du CO2 sur hydrogène fossile selon un seuil d’émissions. Le cadre français s’aligne sur ces distinctions pour l’accès aux aides.
Où l’hydrogène apporte le plus de valeur
Les usages à plus forte probabilité d’adoption en France à court-moyen terme :
- Substitution industrielle dans la chimie, le raffinage et la sidérurgie, quand l’hydrogène évite une taxe carbone et sécurise un approvisionnement local.
- Transports lourds où l’autonomie et le temps de ravitaillement sont décisifs pour la productivité.
- Carburants de synthèse pour l’aviation via e-kérosène, dans le cadre d’objectifs européens sur les SAF.
Gouvernance et aides d’État : stratégie 2025, volumes et mécanismes
Déployée en 2020, la stratégie nationale hydrogène a été révisée au printemps 2025. L’exécutif, par la voix du ministre de l’Industrie et de l’Énergie Marc Ferracci, accompagné des ministres de la Transition écologique et des Transports, a fixé un nouveau cap : 4,5 GW d’électrolyse installés d’ici 2030, contre 6,5 GW initialement. En 2024, la France n’affichait que 0,035 GW de capacité (source gouvernementale, avril 2025).
L’État a approuvé environ 150 projets depuis 2020, annonçant 8 000 emplois attendus d’ici 2030. Au plan budgétaire, 9 milliards d’euros ont été fléchés vers la filière, dont 4 milliards pour un mécanisme de soutien à la production afin de combler l’écart de prix entre hydrogène décarboné et hydrogène fossile. Le cahier des charges de ce mécanisme a été finalisé fin 2024, préalable indispensable aux adjudications et aux contrats de long terme.
Deux piliers structurent ainsi la politique publique :
- Subventions à l’investissement pour lancer des unités industrielles d’électrolyse et des projets intégrés.
- Contrats de couverture de l’écart de prix afin de solvabiliser la demande sur plusieurs années, condition de bancabilité.
À ces dispositifs s’ajoute un mécanisme visant la réduction de l’intensité carbone des carburants, qui oblige progressivement les distributeurs à intégrer une part renouvelable. Selon les acteurs, la montée en puissance de cet outil a pris du retard, retardant des décisions d’investissement dans les carburants de synthèse.
Retards opérationnels et instabilité : pourquoi la filière patine
Le décollage s’est heurté à une série de frictions. Côté gouvernance, la mise en place du mécanisme de soutien à la production a pris environ trois ans.
Côté demande, les incitations à verdir les carburants ont avancé lentement. Et la révision stratégique d’avril 2025 a gelé des décisions sur de nombreux projets pendant plus de deux ans, selon des témoignages d’acteurs, avec une instabilité politique citée parmi les causes.
Au plan technologique, plusieurs sujets ont été sous-estimés. La durabilité des piles à combustible et des électrolyseurs, soumises à des environnements vibratoires, salins ou thermiques, demeure une zone d’amélioration.
Le passage d’unités pilotes de quelques MW à des modules industriels de centaines de MW ne se résume pas à un simple changement d’échelle. Il implique des plateformes d’intégration, des cycles d’ingénierie long et des standards de maintenance encore en cours de normalisation.
Ce retard n’est pas propre à la France. L’Agence internationale de l’énergie observe qu’en 2024, seulement 7 % des projets mondiaux annoncés pour 2030 étaient réellement engagés. L’écart entre annonces et commandes fermes tient à la bancabilité des projets, conditionnée par des contrats long terme et un cadre d’aides stabilisé.
Chiffrage public et état des lieux en un coup d’œil
Éléments-clés partagés par l’exécutif et la presse économique :
- Objectif 2030 : 4,5 GW d’électrolyse installés en France.
- Réalité 2024 : environ 35 MW installés pour l’électrolyse, très en deçà des ambitions (Le Monde, 18 septembre 2025).
- Budget public : 9 Md€ pour l’hydrogène, dont 4 Md€ pour la compensation de l’écart de prix.
Trois angles morts reviennent fréquemment dans l’analyse des dossiers : marchés d’aval insuffisamment contractualisés sur 10 à 15 ans, incertitude réglementaire sur la taxonomie et les critères de durabilité, coûts d’énergie supérieur aux hypothèses initiales. Le cumul de ces facteurs ralentit les décisions d’investissement, même pour des projets techniquement matures.
Coûts et compétitivité : trajectoires de prix et leviers concrets
Le prix est le point dur. Les ordres de grandeur cités par les acteurs font ressortir un écart de 1 à 3, voire 1 à 4 entre hydrogène fossile et hydrogène décarboné. En Europe, l’hydrogène vert se situe dans une fourchette de 2 à 10 €/kg. Cette réalité concerne aussi l’hydrogène bas carbone d’origine nucléaire lorsque les coûts d’électricité et de CAPEX sont élevés.
Ce différentiel n’est pas rédhibitoire pour tous les usages. Dans la sidérurgie, un hydrogène à 5 €/kg peut avoir du sens économique s’il évite une forte taxation carbone, sachant que la production d’une tonne d’acier émet environ deux tonnes de CO2.
Pour l’industrie, une fourchette 3 à 5 €/kg est évoquée selon l’application. En mobilité, des prix jusqu’à 7 €/kg à la pompe restent envisageables selon les modèles d’exploitation et les flux.
La structure de coût se répartit en deux postes majeurs :
- Électricité : environ 66 à 75 % du coût de production. Le signal-prix est donc déterminant. Une piste discutée au niveau européen consiste à viser un tarif spécifique autour de 40 €/MWh pour les électro-intensifs, à l’appui des recommandations économiques récentes.
- Électrolyseurs : environ 25 à 33 % du coût complet, justifiant des gigafactories pour abaisser les CAPEX via effets d’échelle et standardisation.
La fin de l’ARENH à fin 2025 clôt un chapitre, mais n’empêche pas de concevoir des contrats d’électricité adaptés pour de nouveaux sites d’électrolyse, notamment via des PPA de long terme, un accès à des mix faiblement carbonés et des schémas de flexibilité pour optimiser l’appel de puissance.
Seuils de prix par segment d’usage
Ordres de grandeur partagés par les acteurs :
- Industrie lourde : cible de 3 à 5 €/kg selon procédés et valorisation carbone.
- Mobilité lourde : jusqu’à 7 €/kg à la pompe si la disponibilité et la logistique sont optimisées.
- Carburants de synthèse aéronautiques : dépendances fortes au prix d’électricité et au CO2 de synthèse, avec trajectoires de coûts à affiner projet par projet.
Projets en France : capacités, investissements et cas d’entreprises
Malgré les retards, un noyau dur de projets se structure avec des soutiens publics ciblés et des calendriers industriels exportables. Quelques dossiers illustrent à la fois l’ampleur des investissements et la diversité des chaînes de valeur associées.
Lhyfe : usine d’électrolyse au Havre
Lhyfe construit une unité de 100 MW au Havre, orientée vers l’industrie portuaire et la mobilité. Le projet bénéficie d’une subvention de 149 millions d’euros et une mise en service visée en 2029. L’approche privilégie une implantation au plus près des usages énergivores, ce qui réduit les contraintes logistiques et sécurise des offtakes locaux.
GravitHy : fer décarboné à Marseille-Fos
À Marseille-Fos, GravitHy prévoit une usine de fer décarboné intégrant un électrolyseur de plus de 700 MW. Cette stratégie vise à capter le gisement de décarbonation de la sidérurgie par substitution d’hydrogène, avec des volumes de consommation qui justifient des unités de très grande taille. La localisation portuaire facilite l’accès aux matières premières et aux flux export.
HDF Energy : ambitions industrielles confirmées
Hydrogène de France a indiqué en septembre 2025 des projets solides et des ambitions industrielles confirmées, en lien avec des avancées commerciales et des comptes semestriels au 30 juin 2025, selon un communiqué cité dans la presse financière. Les projets de HDF Energy s’inscrivent dans une logique de solutions stationnaires et de production d’électricité à partir d’hydrogène, avec un positionnement sur des segments où la continuité d’alimentation et la durée de vie des équipements sont prioritaires.
H2V et Hy2Gen : carburants de synthèse à Fos-sur-Mer
Un projet à Fos-sur-Mer, porté par H2V et Hy2Gen, prévoit la production de carburants de synthèse pour l’aviation, avec 300 MW d’électrolyse et un investissement d’environ 1,5 milliard d’euros. L’équation économique repose sur l’alignement entre coûts d’électricité, contrats aéronautiques et trajectoire réglementaire sur les SAF, moteur de la demande.
TotalEnergies et Air Liquide : optimisation de La Mède
TotalEnergies et Air Liquide visent une optimisation hydrogène sur la bioraffinerie de La Mède pour abaisser de 130 000 tonnes de CO2 par an. Les travaux liés à l’hydrogène démarreront en 2026. Le site produit déjà du biodiesel et des SAF, et l’amélioration de l’empreinte hydrogène renforce la compétitivité bas carbone des produits raffinés.
Verso Energy : portefeuille d’usines orientées SAF
Verso Energy prépare des usines adossées aux carburants d’aviation durables, avec des enveloppes d’investissement de l’ordre de 1,4 à 2,2 milliards d’euros selon les sites évoqués. Les localisations prévues incluent les Landes, la Haute-Vienne, les Vosges et la Normandie. L’objectif est d’agréger des volumes d’électricité compétitifs, une logistique robuste et des débouchés long terme dans l’aérien.
McPhy : consolidation après redressement
McPhy, acteur français des équipements d’hydrogène, a été placé en redressement judiciaire avant d’être repris par le belge John Cockerill. Le cas illustre la tension financière sur la supply chain des électrolyseurs en phase de pré-industrialisation, où la synchronisation entre carnets de commandes, industrialisation et besoin de cash est délicate.
Stellantis : arbitrage industriel et impact sur Symbio
En juillet 2025, Stellantis a arrêté la production en série de ses utilitaires à hydrogène en France et en Pologne, mettant fin à sa stratégie piles à combustible sur ce segment. La direction a qualifié le marché de niche non rentable à moyen terme et réoriente prioritairement vers l’électrique et l’hybride.
La décision affecte Symbio, coentreprise de Stellantis, Michelin et Forvia, qui fournissait les piles. Elle rappelle que l’industrialisation de l’hydrogène dans l’automobile dépend d’économies d’échelle encore hors de portée sur des volumes limités.
Airbus : calendrier technologique repoussé
Airbus a repoussé au-delà de 2035 le lancement d’un avion à hydrogène. L’enjeu ne se limite pas à la cellule et à la motorisation, mais à l’écosystème total : infrastructures aéroportuaires, sécurité des opérations, disponibilité de l’hydrogène, et compatibilité des règles aéronautiques. Le segment se concentre désormais sur des trajectoires intermédiaires, notamment via les carburants durables d’aviation, où les obligations européennes créent une demande adressable.
La directive européenne sur les SAF fixe une montée progressive de la part durable dans le kérosène. Ce mécanisme crée une demande réglementaire qui se transforme en contrats long terme, condition d’investissement pour des usines d’e-kérosène ou d’hydrogène associé. L’effet d’entraînement se voit déjà avec des projets comme ceux de Verso Energy et le cluster de Fos-sur-Mer.
Feuille de route réaliste pour la décennie 2030
La France a réduit la voilure sur 2030, mais clarifié son cap. La priorité doit être donnée aux projets d’envergure adossés à des usages industriels ancrés dans les territoires. Le cœur de la compétitivité passera par trois décisions structurantes : sécuriser un coût d’électricité prévisible pour les électrolyseurs, activer pleinement les mécanismes de soutien à la production et accélérer la normalisation technique pour fiabiliser les équipements dans des environnements exigeants.
Les chiffres récents confirment le besoin d’accélérer : la France n’a installé qu’environ 35 MW d’électrolyse en 2024, pour un objectif de 4 500 MW à l’horizon 2030. La réactualisation de la stratégie nationale et l’ouverture d’appels à projets via France 2030 pour les véhicules décarbonés, incluant l’hydrogène, apportent un cadre utile à la filière (Le Monde, 18 septembre 2025). Le signal est clair : la décennie 2030 sera celle du passage à l’échelle, mais seulement si l’investissement, l’énergie et les usages convergent dans la durée.
La filière hydrogène ne sauvera pas tout, mais elle peut résoudre ce que d’autres énergies ne peuvent pas, à condition d’aligner enfin technologie, marché et prix.