Secouée par la pandémie, la filière aéronautique française a redécollé mais laisse apparaître des turbulences persistantes chez ses sous-traitants. L’actualité autour de Ségneré, reprise par Agiliteam, en est l’illustration la plus récente. À l’arrière-plan, les chiffres de la reprise sont solides, tandis que la pression sur les marges, le besoin en fonds de roulement et la recomposition capitalistique redessinent la carte industrielle.

Rebond confirmé au niveau filière, fragilités concentrées chez les sous-traitants

La filière aéronautique et spatiale a dépassé ses niveaux d’avant-crise avec un chiffre d’affaires agrégé de 78 milliards d’euros en 2024 et 222 000 emplois à la clé. Cette performance marque un point haut depuis la crise sanitaire et traduit la bonne tenue des carnets d’Airbus, Dassault et des grands donneurs d’ordres civils comme militaires (GIFAS, rapport relayé en mai 2025).

Derrière ce redressement, la topographie industrielle révèle des contrastes. Les grands systémiers ont su projeter la montée en cadence, mais une part significative des PME et ETI de la supply chain demeure sous tension. Les causes se cumulent : délais d’approvisionnement étirés, renchérissement de l’énergie et des métaux, repositionnement de rang dans la chaîne de valeur, besoins de trésorerie gonflés par les cycles de production longs.

La logistique signale également une inertie en 2023 : le transport routier de marchandises en France a reculé de 2,4 % à 286,4 milliards de tonnes-kilomètres, pesant sur les coûts et la fluidité des flux vers les sites d’assemblage et sous-ensembles.

Métriques Valeur Évolution
Chiffre d’affaires filière 2024 78 Md€ ≈ +10 % vs 2019
Emplois filière 2024 222 000 ≈ +5 % vs 2019
CA Ségneré 2019 16 M€ Base
CA Ségneré 2020 ≈ 8 M€ ≈ −50 % en un an
CA Ségneré 2024 13 M€ ≈ −19 % vs 2019
TRM France 2023 286,4 Md t-km −2,4 %

La dynamique industrielle reste donc favorable chez les prime contractors, mais le maillon fournisseurs demeure le plus exposé. En toile de fond, la recomposition capitalistique prend de l’ampleur et nourrit un mouvement de consolidation que l’on observe déjà dans le Sud-Ouest.

Repères rapides sur la filière en 2024

La filière aéronautique et spatiale a consolidé un niveau d’activité supérieur à 2019, avec des hausses de volumes liées aux programmes civils et de défense. Les sous-traitants de rang 2 et 3 concentrent l’essentiel des pressions sur les marges et la trésorerie. La compétitivité se joue sur la capacité à financer la montée en cadence, digitaliser l’atelier et sécuriser les approvisionnements critiques.

Tensions de trésorerie et inflation des intrants : l’angle mort de la reprise

La robustesse des carnets ne suffit pas à effacer les effets post-Covid sur les bilans. Dans l’aéronautique, la production immobilise du cash pendant plusieurs mois. La montée en cadence amplifie le besoin en fonds de roulement, alors que les délais d’approvisionnement et de paiement s’étirent. Quand l’énergie et les matières premières augmentent, l’effet ciseau devient immédiat pour les PME.

Les hausses de coûts ont été marquées entre 2021 et 2023 : l’énergie a gagné environ 30 % sur la période, tandis que les métaux stratégiques, dont l’aluminium, ont connu des pics de l’ordre de 25 % par rapport aux niveaux d’avant-crise. Les contrats de sous-traitance n’ont pas toujours permis de répercuter ces hausses, d’où des marges laminées chez les rangs 2 et 3.

Cette mécanique a frappé les entreprises qui, en parallèle, ont tenté de diversifier leurs débouchés. Sans effet volume rapide, la diversification accroît l’investissement commercial, l’outillage et donc la tension de trésorerie. Les arbitrages entre maintien des capacités aéronautiques et nouveaux marchés se révèlent particulièrement sensibles pour les sociétés familiales.

Le BFR d’un sous-traitant aéronautique reflète la trésorerie bloquée dans les stocks de métaux, les en-cours de production et les créances clients. Trois leviers font varier ce BFR : les délais fournisseurs, la durée de cycle de fabrication et les conditions de paiement des clients.

En phase de ramp-up, les en-cours progressent plus vite que la facturation, ce qui creuse le BFR. Sans ligne de crédit adaptée ou acomptes, le déficit se transforme en crise de liquidité.

Chaudronnerie et aérostructures : pourquoi les coûts dérapent

Les pièces d’aérostructures exigent des métaux premium, des tolérances fines et des contrôles qualité renforcés. Les dérives coût proviennent de la matière, de l’énergie, des heures qualifiées et des rebuts. Lorsque les prix catalogue ne s’ajustent pas en temps réel, la marge d’atelier est absorbée. Le levier prioritaire consiste à renégocier des indexations et à investir dans la réduction des rebuts via la digitalisation.

Cas d’école autour de tarbes : reprise d’actifs et ancrage territorial

Le bassin de Tarbes cristallise ces enjeux de maintien des compétences et de consolidation industrielle. C’est dans ce contexte que s’inscrit la reprise de Ségneré par Agiliteam, filiale du groupe Jinpao.

Ségneré : trajectoire heurtée et changement d’actionnaire

Industriel familial fondé en 1965 et spécialisé dans les aérostructures, Ségneré fabrique à proximité de Tarbes des pièces métalliques pour des programmes civils et militaires. Après la crise sanitaire, l’entreprise a subi une chute soudaine de son activité : 16 M€ de chiffre d’affaires en 2019, puis une contraction d’environ la moitié en un an. Le repositionnement de rang 1 à rang 2 a comprimé la marge, tandis que les hausses de l’énergie et de la matière ont creusé le trou de trésorerie.

Le redressement de la demande a permis un retour à 13 M€ de chiffre d’affaires en 2024. Mais les besoins en fonds de roulement, alourdis par la montée en cadence, ont épuisé les réserves.

Les tentatives de diversification vers le ferroviaire et le mobilier design se sont avérées coûteuses et insuffisantes en volume. Placée en redressement judiciaire en 2024, Ségneré a finalement été reprise par Agiliteam, avec sauvegarde des sites et des emplois.

L’opération inclut la reprise de 150 salariés en France et d’environ 30 collaborateurs en Tunisie. L’intégration avec les sites d’Agiliteam déjà présents à Tarbes facilite la continuité opérationnelle et l’absorption des commandes, notamment pour Dassault. L’investisseur apporte des capitaux frais et une assise internationale, clefs pour lisser les à-coups de trésorerie et sécuriser les approvisionnements.

Agiliteam et jinpao : synergies industrielles et accès marchés

Agiliteam, intégrée au groupe thaïlandais Jinpao depuis 2019, étend son périmètre européen via ce rapprochement. L’acquisition renforce la palette d’expertises en chaudronnerie et ouvre un accès consolidé aux programmes de Dassault et d’Airbus. Deux atouts en découlent : des volumes mutualisés sur des références communes et un pouvoir de négociation accru sur les achats de matières et d’énergie.

Pour Jinpao, la stratégie est claire : densifier sa présence en Europe, au plus près des grandes chaînes d’assemblage, et capter la hausse de cadence d’Airbus. Le maintien des emplois et des compétences clés sur le territoire se conjugue à une gouvernance capable de financer le ramp-up, condition d’un redressement durable des marges.

Un fournisseur de rang 1 vend directement aux donneurs d’ordres majeurs et porte souvent l’ingénierie de l’ensemble livré. En rang 2, le sous-traitant vend à un rang 1 et se concentre sur le composant. Résultat : une pression prix plus forte, moins de latitude pour répercuter les surcoûts et une dépendance aux délais du rang 1. La qualité et la ponctualité restent identiques, mais la structure de marge est mécaniquement plus serrée.

Mouvements capitalistiques récents : une consolidation accélérée

Au-delà des Hautes-Pyrénées, d’autres opérations confirment l’appétit d’investisseurs étrangers pour l’amont aéronautique français. En juin 2025, l’ETI basque Lauak, sous-traitant d’Airbus, a vu entrer au capital l’indien Wipro en position majoritaire, avec environ 1 500 salariés et un chiffre d’affaires supérieur à 150 M€ à consolider dans la montée en cadence (franceinfo, 12 juin 2025).

Ces mouvements répondent à une logique opérationnelle : sécuriser des compétences rares en aérostructures, pousser la digitalisation industrielle et capter des contrats long terme. Ils traduisent aussi un besoin de capital pour financer l’outil de production. Dans un contexte de hausses de coûts et d’exigences qualité croissantes, la taille critique devient un avantage compétitif.

Lauak : stratégie et résultats

Le positionnement de Lauak, acteur historique de la sous-traitance Airbus, repose sur des capacités d’usinage et de chaudronnerie multi-sites. L’arrivée de Wipro apporte des ressources en ingénierie et en transformation digitale. L’objectif est double : améliorer le taux de service et réduire les coûts unitaires par la donnée et l’automatisation des flux.

Sur le plan territorial, les engagements en matière d’emploi et d’investissements industriels sécurisent la chaîne d’approvisionnement d’Airbus dans le Sud-Ouest. La réussite opérationnelle dépendra de la vitesse d’intégration des systèmes d’information et de la standardisation des process d’atelier.

Contrôle IEF : le filtre stratégique des acquisitions

Les acquisitions dans l’aéronautique en France sont soumises au contrôle des investissements étrangers. Ce régime d’autorisation, piloté par Bercy, couvre les secteurs sensibles comme l’aéronautique de défense. Il s’applique à toute prise de contrôle, franchissement de seuils ou acquisition d’actifs sensibles. L’État peut assortir son feu vert de conditions visant la protection des capacités et des emplois qualifiés.

État, commandes et innovation : les amortisseurs qui comptent

La consolidation ne se joue pas qu’au capital. L’État active des leviers pour sécuriser la trajectoire 2025-2028. Côté innovation, le financement du CORAC est rétabli pour 2025. Cet outil irrigue les projets de R&D orientés décarbonation et industrialisation, un soutien décisif pour les PME qui peinent à auto-financer la recherche appliquée.

Sur le versant défense, la signature au Bourget 2025 d’une lettre d’intention garantissant la production de l’A400M jusqu’à fin 2028 stabilise la charge sur certaines lignes critiques. Pour les fournisseurs concernés, la visibilité sur quatre ans améliore la planification des investissements machine et RH, et peut déclencher des financements bancaires sur des bases plus solides.

Ces dispositifs complètent les perspectives de France 2030, qui prévoit plusieurs milliards pour l’aéronautique décarbonée. L’enjeu pour les PME est d’engranger des projets éligibles, au bon TRL, en cofinancement avec les donneurs d’ordres, afin de transformer l’innovation en margin uplift réel et mesurable.

Trois pratiques accélèrent l’accès aux aides : s’adosser à un consortium avec un donneur d’ordres, cadencer les jalons techniques pour déclencher des tranches de financement, et adosser un business case industriel documenté. L’expérience montre que les projets qui articulent gains de rebuts, traçabilité et performance énergétique sont prioritaires, car leurs impacts sont mesurables.

Compétitivité atelier : où agir dès maintenant

Au-delà du bilan, la bataille se joue à l’atelier. Les marges se regagnent au poste. L’objectif : rendre visible la performance, automatiser la traçabilité et sécuriser les approvisionnements. Les rangs 2 et 3 ont des leviers concrets, à faible CAPEX initial, qui améliorent rapidement le cash.

  • Plan matières : négocier des clauses d’indexation, grouper les achats via des centrales, sécuriser des volumes par call-off.
  • Digital atelier : déployer la capture en temps réel des temps de cycle, pour réduire les écarts planning et les rebuts.
  • Qualité : renforcer le contrôle en cours pour limiter la non-qualité en fin de ligne, qui coûte 3 à 5 fois plus cher à rattraper.
  • Contrats : intégrer des mécanismes de révision des prix liés à l’énergie et aux métaux, avec seuils et fréquences de révision explicites.
  • Financement : calibrer lignes court terme pour le BFR et mobiliser une partie des créances sur commandes fermes.

La mise en œuvre de ces leviers crée un cercle vertueux : moins de trous de charge, une meilleure précision des prévisions, et une capacité accrue à négocier avec les donneurs d’ordres sur des bases factuelles.

Indicateurs à suivre pour juger la reprise chez les sous-traitants

  1. Taux de service et ponctualité de livraison : la métrique la plus corrélée au cash à 6 mois.
  2. Rebuts et reprises : chaque point gagné se convertit en marge nette d’atelier.
  3. Rotation des stocks et en-cours : indicateur direct du besoin en fonds de roulement.
  4. Part d’indexation dans les contrats : plus le panier matières et énergie est indexé, plus la marge est défendue.
  5. Couverture énergétique : contrats fixes ou combinés, horizon de couverture, et écarts vs marché spot.

Sécuriser la chaîne d’approvisionnement : de la matière au contrat

La supply chain aéronautique reste dépendante de métaux spécifiques et de procédés à forte intensité énergétique. Les retards d’un seul atelier peuvent désorganiser un tronçon entier de fuselage. Priorité donc au sécuritaire : panels fournisseurs resserrés, dual sourcing quand c’est possible, stocks tampon sur les références critiques.

Pour réduire la volatilité, les donneurs d’ordres incitent à contractualiser des volumes programmés avec clauses d’indexation vertes. De leur côté, les sous-traitants gagnent à partager leurs capacités réelles, et non théoriques, pour éviter les pics de surchauffe qui dégradent la qualité. Cette transparence opérationnelle évite de coûteux cycles stop-and-go.

La volatilité logistique n’est pas neutre : en 2023, le repli du transport routier de marchandises en France a réduit les possibilités d’arbitrage de flux. Sur le terrain, cela signifie des coûts de transport moins négociables et des délais de relocalisation d’atelier plus longs, en particulier pour les pièces volumineuses.

Le cycle type comprend : approvisionnement matière, découpe, formage, traitement thermique, usinage éventuel, assemblage, contrôle CND et traçabilité documentaire. Chaque maillon consomme du cash et de l’énergie. Les gains rapides proviennent de la réduction des temps d’attente entre étapes et de la diminution des reprises avant contrôle final.

Angles financiers et juridiques : éviter les chausse-trappes

Les opérations capitalistiques dans la filière aéronautique touchent à des actifs sensibles. Elles combinent des enjeux d’autorisation IEF, de clauses sociales et de sécurité des approvisionnements pour la défense. Les repreneurs s’engagent souvent sur le maintien des sites et l’investissement matériel, tandis que l’État peut conditionner son feu vert à des exigences de localisation et de continuité des contrats critiques.

Sur le plan financier, la soutenabilité passe par un financement structuré : lignes court terme pour le BFR, leasing ou crédit-bail pour les machines, et subventions pour l’innovation. Les banques sont plus enclines à financer lorsqu’un donneur d’ordres confirme des volumes et quand l’entreprise démontre un pilotage précis des rebuts et des temps d’arrêt. Les rachats actuels matérialisent cette équation : capital d’expansion contre discipline opérationnelle.

Une fois l’opération signée, l’intégration des ERP et des systèmes de qualité devient un facteur critique de succès. L’objectif est de rapprocher les standards du repreneur et les savoir-faire du site repris, sans dégrader la productivité ni le niveau d’exigence aéronautique. Les délais de qualification et de requalification doivent être anticipés pour éviter toute rupture de flux.

Trajectoires possibles 2025-2027 : investir, indexer, industrialiser

Pour les PME et ETI, la feuille de route repose sur trois axes. D’abord, investir dans l’outil avec des capex ciblés : mesure de performance en temps réel, réduction des rebuts, efficacité énergétique. Ensuite, indexer contractuellement la matière et l’énergie, pour protéger la marge. Enfin, industrialiser l’innovation en l’arrimant à des gains mesurables.

  • Capex productivité : rétrofit des postes critiques, capteurs, outils d’ordonnancement intégrés.
  • Énergie : contrats à prix fixe partiel, récupération de chaleur, suivi détaillé des intensités.
  • Qualité : outillage dédié aux références volumétriques, gabarits et contrôle en cours.
  • Diversification : préférer des adjacences techniques à proximité des savoir-faire existants plutôt que des ruptures de métier.
  • Talents : fidéliser les soudeurs, chaudronniers et contrôleurs en sécurisant plans de compétence et primes de filière.

La demande mondiale reste porteuse, portée par l’augmentation du trafic aérien et des besoins de défense en Europe. Le sujet n’est donc pas tant l’accès à la commande que la capacité à livrer, à marge positive, sur la durée. La consolidation capitalistique peut fournir l’oxygène financier nécessaire, à condition d’une exécution opérationnelle rigoureuse.

Un moment charnière pour la filière : ce que révèle l’affaire ségneré

La reprise de Ségneré par Agiliteam condense les lignes de force du moment : retour de la demande, PME fragilisées, investisseurs internationaux actifs, et État stabilisateur via l’innovation et la commande publique. Ce n’est pas une exception, mais un jalon d’une recomposition plus large à l’œuvre dans l’amont industriel aéronautique.

La clé sera de transformer ces opérations en plateformes performantes : indexations mieux négociées, ateliers digitalisés, gains de productivité captés et alliances technologiques consolidées. À ce prix, la filière française pourra non seulement tenir la cadence, mais aussi ancrer sur le territoire des compétences rares et exportables à haute valeur.

Sous l’effet combiné d’une demande soutenue, de capitaux nouveaux et d’une discipline opérationnelle retrouvée, la supply chain aéronautique française peut sortir renforcée de la crise, à condition de transformer les rachats en leviers durables de compétitivité.