Comment l'Europe peut-elle rattraper son retard en productivité ?
Découvrez les obstacles à la productivité en Europe et les stratégies à adopter pour tirer profit de l'IA.

Les chiffres s’accumulent et le constat se durcit de trimestre en trimestre : l’Europe recule en matière de productivité du travail par rapport aux États-Unis, alors même que les technologies numériques et l’intelligence artificielle tirent les gains d’efficacité outre-Atlantique. Publié le 12/08/2025, ce décryptage met en lumière les raisons de l’écart, les points d’appui possibles pour la France, et les leviers concrets à actionner.
Pourquoi l’écart se creuse depuis le milieu des années 1990
Depuis la seconde moitié des années 1990, l’économie américaine a su accélérer ses gains de productivité à chaque choc conjoncturel, qu’il s’agisse de la crise financière de 2008, de la pandémie ou de la montée en puissance des technologies d’IA. Les cycles de crise ont servi d’acteurs d’accélération en matière d’investissements, de réorganisation des chaînes de valeur et d’adoption rapide des innovations. En Europe, les redémarrages ont été plus lents, souvent accompagnés de phases de stagnation de la productivité horaire.
Deux facteurs structurants reviennent dans les diagnostics des spécialistes : l’intensité d’investissement et la composition sectorielle et capitalistique du tissu économique. Les marchés américains sont dominés par des géants technologiques qui cumulent capitalisation, échelle mondiale et capacités d’industrialisation des nouvelles technologies, y compris l’IA générative. Cette masse critique produit un effet d’entraînement sur les écosystèmes, les infrastructures de cloud et la profondeur des talents.
À l’inverse, le continent européen affiche une base industrielle et de services plus fragmentée. Les champions existent, mais le milieu de tableau est dense et peu armé pour absorber rapidement des solutions d’IA à l’échelle
. Dawid Osiecki, expert des nouvelles technologies, souligne que l’écart ne relève pas seulement de l’argent disponible. Le nombre d’entreprises aptes à déployer l’IA avec succès et à la répliquer sur des milliers de processus constitue un déterminant central.
La productivité horaire du travail rapporte la valeur ajoutée produite aux heures travaillées. Elle capte l’efficacité des processus, la qualité du capital immatériel, l’organisation et le niveau technologique
. Elle n’évalue pas uniquement l’effort des salariés, mais la combinaison capital humain + capital technologique + management. Les pays qui investissent massivement dans les logiciels, la donnée et la formation en tirent un avantage durable.
Le résultat se lit aujourd’hui dans la capacité américaine à transformer l’IA en gains mesurables de qualité et de coût. En Europe, beaucoup de projets restent confinés à des pilotes ou à des usages limités par des difficultés d’accès aux outils, des goulots de compétences et un financement plus rare de l’hypercroissance.
Une économie européenne morcelée, frein structurel à l’adoption de l’ia
Les données issues d’une enquête menée auprès de 800 entreprises dans six pays européens convergent : les très grandes entreprises européennes, valorisées au-dessus de 10 milliards de dollars, pilotent l’adoption de l’IA à un niveau comparable aux géants américains. C’est dans les strates inférieures que l’écart se creuse. Les entreprises valorisées entre 1 et 2,5 milliards d’euros ont, en moyenne, trois fois moins de chances de mener des déploiements d’IA à succès que leurs homologues aux États-Unis.
L’économie européenne se distingue également par des contrastes sectoriels marqués. L’aéronautique, la défense et l’industrie de pointe font figure de locomotives en Europe continentale, quand le secteur public ou l’énergie accusent un retard de plusieurs dizaines de points en matière d’adoption. Ce clivage est aggravé par l’accès inégal aux plateformes cloud, aux modèles de langage et aux équipes de data engineering, surtout pour les organisations de taille intermédiaire.
Objectifs numériques de l’Union européenne à l’horizon 2030
L’UE vise deux cibles structurantes : 75 % des entreprises utilisant le cloud et l’IA et au moins 20 millions de spécialistes des technologies de l’information avec davantage de parité d’ici 2030 (Commission européenne, Décennie numérique 2030). Ces objectifs supposent une montée en charge logistique, financière et pédagogique sans précédent.
Les différences nationales confirment ces écarts. Une fois corrigés des effets de structure sectorielle, le Royaume-Uni apparaît comme le plus avancé, avec une adoption de l’IA supérieure à 50 % selon les répondants. La Suisse, l’Allemagne et la France suivent, mais la France reste autour de 30 % d’adoption selon l’étude citée par l’expert
. L’Italie et l’Espagne ferment la marche. Ces chiffres ne disent pas tout de l’intensité d’usage, mais éclairent les obstacles d’accès et de formation.
L’IA prédictive optimise les flux existants, par exemple la maintenance ou la prévision de la demande. L’IA générative agit sur la vitesse de production des contenus, du code et des interfaces. Les gains de productivité les plus rapides proviennent souvent de la combinaison des deux : standardiser les tâches répétitives et automatiser la génération de livrables en boucle courte, tout en sécurisant la qualité par l’expertise humaine.
France : des champions visibles mais une adoption encore inégale chez les entreprises
En France, les grands groupes affichent des cas d’usage concrets et une gouvernance des données en progrès. Les ETI et PME restent cependant à la peine sur l’accès aux outils d’IA, la qualité des données et la transformation des processus. Les dirigeants invoquent des contraintes de budget, de cybersécurité et de conformité, ainsi qu’un manque de profils expertes capables de passer de l’expérimentation au déploiement industriel.
Sur le plan des politiques publiques, France 2030 et les stratégies nationales pour l’IA visent la montée en puissance des talents, des infrastructures et des écosystèmes. Le pari est clair : renforcer la recherche, accélérer la diffusion dans l’industrie et réduire le déficit d’ingénierie de données. Cette dynamique s’appuie sur un réseau académique de premier plan et sur des acteurs de l’IA reconnus internationalement, tout en cherchant à renforcer le passage à l’échelle dans les secteurs traditionnels.
Airbus : production augmentée par l’ia industrielle
Airbus déploie des outils avancés de données et d’IA pour optimiser la planification, la qualité et la maintenance. L’exploitation d’environnements data comme Skywise illustre la manière dont la standardisation des données et les algorithmes prédictifs contribuent à réduire les non-conformités et les délais. L’enjeu 2025 demeure le passage à grande échelle sur un périmètre d’usines et de programmes hétérogènes.
Sncf : maintenance prédictive et sécurité
La SNCF s’appuie sur des applications d’IA pour la détection d’anomalies et la maintenance conditionnelle. Ces initiatives permettent d’anticiper des pannes et de mieux allouer les interventions, réduisant les indisponibilités et améliorant la qualité de service. La gouvernance des données et l’intégration avec les systèmes historiques restent des chantiers continus.
Schneider electric : optimisation énergétique pilotée par l’ia
Schneider Electric met à profit des plateformes numériques pour optimiser l’efficacité énergétique de bâtiments et d’installations industrielles. L’intégration de l’IA dans ses solutions énergétiques aide les clients à mieux piloter les consommations, avec des gains de productivité indirects via la réduction des coûts et la fiabilisation des opérations.
Lecture juridique rapide de l’AI Act pour les entreprises françaises
L’AI Act européen fixe des obligations graduées selon le risque des systèmes. Les grandes entreprises s’y conforment généralement sans entrave majeure, d’après les retours d’experts
. Pour les PME et ETI, la principale difficulté tient moins aux textes qu’à la capacité à documenter les usages et à outiller la conformité dès la conception. Un accompagnement sectoriel pragmatique peut réduire sensiblement le coût de mise en conformité.
L’investissement, nerf de la guerre technologique et goulet d’étranglement européen
Sur la décennie 2013 à 2023, le capital investi dans les nouvelles technologies aux États-Unis a été de 5 à 7,5 fois supérieur à celui injecté en Europe. Ce différentiel irrigue toute la chaîne de valeur : formation de talents, profondeur des écosystèmes, disponibilité d’infrastructures, et surtout capacité à financer des déploiements industriels ambitieux. L’Europe a certes amélioré son organisation, mais l’insuffisance d’investissement demeure un frein majeur.
Les entreprises européennes ne peuvent pas espérer des résultats transformants en se contentant de rationaliser les coûts informatiques. Les propos de Dawid Osiecki résonnent particulièrement en France : sans investissement, pas de mise à l’échelle ni de gains de productivité durables. L’effort porte autant sur les logiciels et les données que sur la formation continue, l’ajustement des processus et l’accompagnement du changement.
Les places américaines bénéficient d’une forte concentration de valeurs technologiques très capitalisées. Cette structure facilite la levée de fonds à grande échelle, la fusion-acquisition de technologies et l’industrialisation rapide des innovations. En Europe, la dispersion sectorielle et la faible taille moyenne des introductions compliquent les tours de table pour le déploiement massif de l’IA, en particulier dans l’industrie et les services publics.
Sur le terrain, la réglementation est souvent montrée du doigt. Pour autant, l’expérience des grands acteurs européens indique que les règles ne sont pas l’obstacle principal
. Les difficultés se cristallisent plutôt autour du financement, de l’accès aux talents et du temps de décision. Pour les petites structures, la conformité peut peser davantage, mais demeure rarement le frein unique quand l’organisation a clarifié les usages prioritaires, la gouvernance des données et la sécurité.
Ce que révèle l’étude citée par dawid osiecki sur l’adoption de l’ia
L’analyse menée des deux côtés de l’Atlantique met au jour un diagnostic précis. D’un côté, les grandes entreprises européennes rivalisent avec leurs équivalents américains lorsqu’elles disposent d’équipes dédiées, d’un sponsoring exécutif et d’un budget d’industrialisation. De l’autre, la base des ETI et PME fait face à un triple verrou : peu d’accès aux outils, formation insuffisante et difficulté à traduire la stratégie IA en projets viables.
Les résultats partagés par l’expert offrent quatre signaux saillants sur la main-d’œuvre en Europe :
- 95 % des salariés déclarent comprendre les bénéfices potentiels de l’IA, signe d’une maturité perçue élevée.
- Deux tiers redoutent une perte d’emploi, révélant une inquiétude forte sur l’impact des automatisations.
- Trois quarts n’ont pas un accès effectif aux outils d’IA sur leur poste de travail.
- Un tiers signale un manque de formation adaptée pour utiliser efficacement ces technologies.
La conclusion opérationnelle est claire : l’accès et la formation deviennent les leviers différenciants autant que la qualité des modèles. Tant que les salariés ne disposent pas d’outils intégrés aux processus et d’un accompagnement structuré, les gains de productivité resteront limités à des cercles d’initiés.
Ces résultats se retrouvent, avec des nuances, dans les grands rapports sur la compétitivité. Comme le rappelle le rapport conduit par Mario Draghi, l’IA peut contribuer à réduire l’écart de productivité avec les États-Unis, à condition d’investir dans les infrastructures, d’augmenter la disponibilité des talents et d’accélérer la diffusion dans l’industrie, les services et le secteur public.
1. Outillage Intégrer l’IA dans les postes de travail et les applications métier, en sécurisant l’accès aux données utiles.
2. Processus Repenser les tâches autour de l’IA et de l’automatisation, simplifier les workflows et documenter la conformité.
3. Compétences Former massivement aux usages, de la rédaction assistée au développement logiciel augmenté, en ciblant les métiers prioritaires.
Financement, formation, vitesse d’exécution : un agenda resserré pour la france
Pour la France, l’urgence consiste à traduire les ambitions technologiques en gains opérationnels mesurables, en particulier dans l’industrie, la santé, l’énergie, les transports et le secteur public. Trois chantiers ressortent des retours du terrain et des analyses d’experts :
- Financer l’industrialisation des cas d’usage à travers des dispositifs de cofinancement ciblés sur les ETI et PME, avec un appui technique.
- Débloquer l’accès aux outils en facilitant l’adoption de plateformes cloud et de modèles de langage conformes et abordables.
- Former à grande échelle les métiers opérationnels aux usages de l’IA, avec des parcours éprouvés et certifiants.
Le gain en productivité ne vient pas mécaniquement des algorithmes. Il nécessite des organisations apprenantes, capables de modifier la façon de travailler, d’identifier les tâches automatisables et de redéployer les compétences vers des activités à plus forte valeur ajoutée. À ce titre, la transparence sur les impacts et les garanties d’employabilité jouent un rôle clé pour réduire les craintes de substitution.
Signal macro essentiel pour 2025
Les gains récents de productivité aux États-Unis sont associés à l’adoption accélérée des technologies de données et d’IA au sein des grandes entreprises et des services professionnels. En Europe, la diffusion demeure inégale. L’écart est donc moins une fatalité structurelle qu’un défi d’exécution et d’investissement à court terme.
Sur le plan managérial, les directions financières ont un rôle déterminant : elles arbitrent entre dépenses d’exploitation et investissements immatériels, et elles structurent la mesure des gains. Des indicateurs de productivité conçus pour capter les bénéfices de l’IA, au-delà des économies de coûts ponctuelles, s’avèrent indispensables pour affermir la trajectoire.
Réussir l’adoption dans les entreprises de taille moyenne : du cahier des charges au roi
La marche la plus haute se situe dans les entreprises de taille moyenne. Ce sont elles qui concentrent l’essentiel de l’emploi marchand et qui subissent le plus fortement les coûts de transition. Les retours d’expérience indiquent quelques pratiques efficaces :
- Limiter les preuves de concept dispersées et prioriser 3 à 5 cas d’usage cœur métier, avec un sponsor exécutif et des gains quantifiés.
- Normaliser les données dès le départ, en cartographiant sources, droits et nettoyage, pour éviter les goulots d’étranglement en production.
- Outiller la conformité avec des briques prêtes à l’emploi, afin de réduire le temps passé à documenter et à auditer.
- Monter en compétence via des parcours de formation spécifiques aux métiers, plutôt que des approches trop génériques.
L’écosystème des partenaires joue ici un rôle essentiel. Le recours à des intégrateurs, à des éditeurs spécialisés ou à des cabinets spécialisés en IA permet de gagner en vitesse et en sécurité, tout en maîtrisant les coûts. Les dispositifs publics d’accompagnement, quand ils sont lisibles et rapides, accélèrent la bascule des pilotes vers la production.
Éviter de mesurer uniquement des économies de temps auto-déclarées. Croiser productivité horaire, qualité de sortie, taux d’erreurs, délais et coûts de non-qualité. Intégrer la phase d’apprentissage dans le ROI et comparer les effets sur différents métiers pour capter les gains durables.
Accélérations possibles d’ici 2030 : où concentrer l’effort pour la france et l’ue
Si l’Europe entend refermer l’écart de productivité, elle devra déplacer le centre de gravité des investissements vers l’industrialisation des cas d’usage, l’accès large aux outils et la formation continue. Les objectifs européens de la Décennie numérique appellent une exécution méthodique sur cinq axes :
- Infrastructures Renforcer l’accès au cloud et à la donnée, avec des modèles de gouvernance interopérables et conformes.
- Compétences Déployer des programmes de formation ciblés sur les métiers, avec un format certifiant et des contenus contextualisés.
- Financement Diversifier les instruments de financement pour l’hypercroissance, y compris des incitations à la mutualisation entre entreprises.
- Procurement public Simplifier et accélérer les procédures pour diffuser l’IA dans les services publics, en valorisant les gains de productivité et la qualité de service.
- Normalisation Favoriser des référentiels techniques communs dans les secteurs critiques, pour réduire les coûts d’intégration et faciliter la conformité.
Dans ce cadre, la France a une carte à jouer. Elle dispose d’atouts en recherche, formation supérieure et ingénierie, ainsi que d’un réseau de grands groupes capables de prescrire des standards. La priorité, désormais, consiste à étendre cette dynamique aux entreprises de taille intermédiaire et à mettre les outils d’IA entre les mains des équipes opérationnelles, sans délais excessifs d’approbation ni complexité inutile.
Le message central partagés par les experts est limpide : ne pas réduire l’IA à un gadget ou à une série de démonstrations techniques. Il s’agit d’une transformation industrielle, comptable et sociale, qui exige des décisions rapides, un suivi rigoureux et un accompagnement du changement. Les entreprises qui l’ont compris déploient déjà des plateformes transversales et mesurent les gains à l’échelle de l’organisation.
Europe et états-unis, la bataille des gains de productivité n’est pas jouée
L’intelligence artificielle peut devenir l’outil de rattrapage que l’Europe attend depuis deux décennies, à condition d’investir massivement, d’équiper les salariés et de réduire l’écart d’adoption dans les ETI et PME. Les objectifs européens de 2030 fixent une direction claire. Il reste à orchestrer leur exécution au plus près des métiers, des territoires et des chaînes de valeur.
La productivité n’est pas seulement une affaire d’algorithmes, c’est la capacité collective à transformer les organisations par l’investissement, la formation et la vitesse d’exécution.