Comment l’Europe et les États-Unis abordent la monnaie numérique ?
Découvrez les différences entre l'Europe et les États-Unis concernant les monnaies numériques de banque centrale et leur impact sur le futur des paiements.

Le débat sur les monnaies numériques de banque centrale s’accélère, sans qu’un modèle unique s’impose. Entre prudence institutionnelle, impératifs de souveraineté et marché des stablecoins en plein essor, l’Europe et les États-Unis adoptent des voies distinctes. Les décisions attendues d’ici 2025 engageront durablement l’architecture des paiements, la concurrence et la place des banques commerciales.
Deux visions pour la monnaie publique numérique
Au sein des économies libérales, un contraste net apparaît. En Europe, l’idée d’un euro numérique reste pilotée par les autorités publiques, qui veulent sécuriser l’infrastructure des paiements face aux Big Tech et aux stablecoins. Aux États-Unis, la préférence va à l’innovation privée, avec une banque centrale qui n’érige pas la MNBC de détail en priorité et multiplie plutôt les expérimentations techniques sur des actifs et obligations tokenisés.
Ce clivage est d’abord philosophique. Il renvoie à la place reconnue à l’État dans l’émission monétaire et à la confiance accordée au marché pour diffuser l’innovation sans compromettre la stabilité. Plusieurs responsables européens résument la ligne de fracture en ces termes: les deux rives de l’Atlantique ne jouent pas le même jeu, ni sur les objectifs, ni sur le calendrier, ni sur les technologies retenues.
Dans les pays avancés, la question de l’utilité macroéconomique d’une MNBC de détail demeure controversée. Les avantages attendus sont réels mais diffus: concurrence accrue dans les paiements, baisse potentielle des coûts marchands, résilience en cas d’incident systémique, paiements de personne à personne et paiements publics plus efficaces, fonctionnalités hors ligne. En face, les risques sont immédiats: réallocation des dépôts, pression sur les marges d’intermédiation, complexité d’un modèle de distribution impliquant banques et fintechs.
Points de friction côté banques commerciales
Les établissements soulignent trois tensions majeures en cas de MNBC de détail:
- Risque de fuite des dépôts lors de périodes de stress, si la MNBC est perçue comme plus sûre que les avoirs bancaires.
- Modèle économique incertain pour la distribution, l’authentification et les services à valeur ajoutée.
- Coûts d’intégration DLT et de conformité qui pèsent sur les marges, sans garantie de volumes suffisants à court terme.
Europe: souveraineté monétaire, concurrence et euro numérique sous conditions
Du côté européen, l’euro numérique a franchi un jalon en fin 2023 avec l’entrée en phase de préparation. La Banque centrale européenne a cadré un modèle à deux niveaux: émission par l’Eurosystème et distribution par les prestataires de services de paiement agréés. Les paramètres discutés concernent notamment les plafonds de détention, la confidentialité, l’acceptation marchande et l’interopérabilité avec les systèmes existants.
Plusieurs États membres restent prudents sur l’impact concurrentiel. Le cœur du sujet est moins la technologie que l’allocation des rôles entre secteur public et privé. Les banques plaident pour des compensations explicites sur les services de distribution, tandis que les commerçants défendent des frais d’acceptation bas afin d’éviter une simple substitution sans gain net.
La question de la technologie n’est pas tranchée. Des registres distribués peuvent être mobilisés pour certaines fonctions mais la capacité de traitement à grande échelle impose de regarder des architectures hybrides, à l’instar des systèmes temps réel actuels. Les expérimentations confirment un potentiel en matière de programmabilité et de traçabilité, sans que la preuve d’une supériorité systémique en retail soit universelle.
Enfin, le contexte réglementaire évolue. L’Union européenne a activé MiCA qui met en place des exigences de réserves et de gouvernance pour les émetteurs de stablecoins. L’objectif est double: préserver la souveraineté monétaire et organiser une concurrence loyale avec les acteurs non bancaires.
Distribution: modèle à deux niveaux confié aux banques et PSP, pour limiter la désintermédiation et s’appuyer sur le KYC existant.
Plafonds de détention: envisagés pour freiner la fuite des dépôts en cas de stress et préserver la fonction de transformation des banques.
Hors ligne: capacité de paiement sans réseau pour la résilience, avec des compromis en matière d’anti-fraude.
Confidentialité: objectif d’anonymat relatif pour les paiements du quotidien, tout en respectant LCB-FT.
Interopérabilité: compatibilité avec les standards de paiement existants pour fluidifier l’adoption.
États-unis: l’innovation privée en première ligne et prudence sur la mnbc de détail
Outre-Atlantique, la Federal Reserve maintient une distance mesurée vis-à-vis d’une MNBC de détail. Les prises de position publiques récentes des gouverneurs insistent sur les coûts potentiels en matière de vie privée, de cybersécurité et d’organisation du marché des paiements.
Le mouvement ne se joue pas à l’arrêt. La banque centrale a multiplié les preuves de concept sur les paiements interbancaires et transfrontaliers, avec le FRBNY engagé de longue date dans des initiatives d’interopérabilité de règlement. Dans le privé, les grandes institutions testent la tokenisation des dépôts et des créances pour accélérer le règlement-livraison et réduire le risque opérationnel.
Sur le plan politique, des propositions législatives ont été discutées pour encadrer ou limiter une MNBC de détail. Les régulateurs fédéraux se concentrent parallèlement sur un socle prudentiel applicable aux émetteurs de stablecoins, avec un débat ouvert sur la place du dollar numérique d’initiative privée dans l’écosystème des paiements.
New york fed project cedar: enseignements opérationnels
Le pilote Project Cedar, mené par la branche de New York de la Fed, a exploré des paiements transfrontaliers en paiements de gros avec des tokens représentant des obligations de règlement sur des registres isolés. Les résultats publiés montrent des améliorations en termes de vitesse de règlement et de disponibilité, et éclairent les modalités d’interopérabilité technique entre registres.
En parallèle, le secteur privé a expérimenté des réseaux de passifs régulés qui tokenisent des dépôts en dollars dans un environnement permis. L’ambition est d’obtenir des paiements programmables et un règlement atomique avec les titres tokenisés, sans MNBC de détail.
La Fed met l’accent sur le paiement interbancaire car l’adoption est plus rapide quand les participants sont peu nombreux, que les volumes sont élevés mais prévisibles, et que la tolérance au risque et la gouvernance sont homogènes. Les gains de règlement-livraison et de netting sont alors plus clairs que sur le segment de détail.
Mnbc de gros: là où les banques centrales convergent
Sur le périmètre de gros, les divergences se réduisent nettement. Les banques centrales testent des mécanismes de règlement sur DLT pour les titres tokenisés, les paiements transfrontaliers et les infrastructures de marché. Le cas d’usage est mieux balisé: participants identifiés, volumes maîtrisés, neutralité concurrentielle entre banques.
En Europe, la Banque de France a multiplié les expérimentations avec des institutions financières internationales. En Suisse, la Banque nationale a piloté l’initiative Helvetia et un prototype de MNBC de gros sur l’infrastructure SIX. Au niveau global, la Banque des règlements internationaux a lancé des programmes communs, dont un chantier Agorá en 2024 sur l’interopérabilité et la tokenisation avec des banques centrales et des établissements de premier plan.
Principal enseignement: la valeur se matérialise autour du règlement-livraison synchronisé, de la réduction des frictions transfrontalières et de la possibilité de livrer des paiements programmables en environnement permis. Les défis résident surtout dans la gouvernance multi-juridictionnelle, la supervision conjointe et la standardisation technique.
Scalabilité: la montée en charge requiert des architectures hybrides avec des mécanismes de file d’attente et de finalité probante.
Interopérabilité: sans standards communs de messagerie et d’identité, le risque de fragmentation subsiste.
Gouvernance: le contrôle des mises à jour logicielles et des droits d’écriture lecture reste sensible en contexte multi-régulateurs.
Stablecoins: un marché dollar-centré qui redéfinit la concurrence
Les stablecoins se sont imposés comme l’alternative la plus visible à une MNBC de détail. Leur adoption tient à la simplicité d’intégration pour les fintechs et au fait que la majorité est adossée au dollar, ce qui renforce leur liquidité globale. Le résultat est un écosystème où l’offre privée fixe le tempo et oblige les banques centrales à clarifier leurs positions.
Les inquiétudes sont connues: risque d’instabilité en cas de retraits massifs, asymétrie d’information sur les réserves, contagion potentielle aux marchés monétaires. Une analyse macroéconomique récente souligne qu’en période de taux très bas ou de trappe à liquidité, des régimes d’expansion de bilan peuvent exposer les banques centrales à des pertes comptables accrues si la circulation d’actifs privés en monnaie numérique s’intensifie (Insee, document de travail 2025).
La réponse publique s’articule autour de deux leviers. Premier levier: MiCA, qui impose notamment l’adossement intégral et des règles de gouvernance, afin de sécuriser l’usage domestique des tokens adossés à des monnaies officielles. Second levier: l’interopérabilité avec les rails existants, pour que les paiements en stablecoins s’intègrent aux obligations de conformité, de lutte contre la fraude et d’information des clients.
L’Europe voit dans l’euro numérique une fonction de filet de sécurité face à un marché des stablecoins dominé par le dollar. Les États-Unis, à l’inverse, considèrent que l’innovation privée en dollars sert déjà les usages, sous réserve d’un encadrement prudentiel plus net pour les émetteurs et leurs réserves.
MiCA côté stablecoins: exigences structurantes
Le cadre européen introduit des obligations qui redéfinissent la concurrence:
- Réserves à 100 pour 100 et actifs liquides de haute qualité pour les e-money tokens.
- Règles de gouvernance et de gestion des conflits d’intérêts chez les émetteurs.
- Supervision par des autorités compétentes et procédures de redressement.
- Transparence accrue sur la composition et l’évaluation des réserves.
Cartographie des décisions politiques: indépendance monétaire et mandat démocratique
Dans tous les cas, l’émission d’une nouvelle forme de monnaie publique requiert un ancrage politique clair. L’indépendance des banques centrales n’autorise pas à redessiner seule la monnaie de détail.
En Europe, la BCE a besoin d’une base législative et d’un accord institutionnel avant de franchir le pas. Cette gouvernance partagée garantit que les choix techniques servent un mandat explicite en matière de paiements, de souveraineté et de protection du consommateur.
Ce partage des rôles implique un dialogue transparent sur les compensations: plafonds de détention, schémas d’acceptation obligatoire, modèle de rémunération des distributeurs, protections de la vie privée et modalités de lutte contre la fraude. La monnaie publique numérique n’est pas qu’un projet d’infrastructure. C’est un acte de politique économique, avec des effets sur la structure du marché et la répartition des revenus dans la chaîne de valeur des paiements.
MNBC de détail: forme numérique de la monnaie banque centrale accessible au grand public via banques et PSP.
MNBC de gros: usages réservés aux institutions financières pour le règlement interbancaire et le post-marché.
Stablecoin: jeton privé adossé à des actifs, souvent des dépôts ou des bons du Trésor, visant une parité avec une devise.
Données, technologies et arbitrages: lecture croisée europe états-unis
Technologie. L’Europe évalue des architectures modulaires qui peuvent intégrer des briques DLT sans y être totalement dépendantes, afin d’assurer débit, finalité et continuité d’activité. Les États-Unis privilégient une expérimentation segmentée sur la tokenisation et l’interopérabilité, avec un accent sur les rails privés permissionnés et des mécanismes de règlement-livraison synchronisés.
Marché. Les stablecoins, dominés par des émetteurs en dollars, occupent le terrain de l’innovation client. En Europe, MiCA cherche à canaliser l’offre en imposant des gardes fous prudentiels. Outre-Atlantique, l’orientation est plus pro-marché, dans l’idée que la demande révélera les cas d’usage pertinents.
Politique monétaire et stabilité. L’Eurosystème entend éviter que des moyens de paiement privés adossés au dollar ne capturent la croissance des flux numériques intra-européens. La Fed estime que la balance coûts bénéfices d’une MNBC de détail n’est pas démontrée, surtout si les paiements instantanés et les solutions privées continuent de progresser.
Échéances. Côté euro numérique, la séquence de préparation se poursuit jusqu’à fin 2025, avant tout déploiement potentiel. Côté américain, les décisions législatives et la pratique de marché conditionneront l’atterrissage, avec une priorité maintenue aux usages de gros et à la tokenisation d’actifs.
Trois tests pour éprouver une MNBC de détail
Pour qu’une MNBC de détail crée de la valeur sans déstabiliser l’écosystème, trois épreuves doivent être passées:
- Utilité incrémentale: prouver des gains concrets par rapport aux paiements instantanés et aux cartes.
- Neutralité concurrentielle: préserver la concurrence entre acteurs privés et éviter des distorsions.
- Résilience prouvée: démontrer une continuité d’activité en stress test, en ligne et hors ligne.
Impacts pour les entreprises: coûts, conformité et nouveaux rails de paiement
Pour les entreprises, la bascule vers des paiements numériques publics ou privés se traduira par des arbitrages coûts bénéfices. Les stablecoins réglementés peuvent réduire les frais et les délais en e-commerce transfrontalier, à condition d’une clarté sur la taxonomie des jetons, la TVA, la reconnaissance comptable et la réconciliation.
Une MNBC de détail pourrait abaisser certains coûts marchands et offrir des garanties de paiement immédiat, mais son adoption dépendra des outils d’intégration mis à disposition par les banques et PSP: APIs, SDKs, services anti-fraude, conversion instantanée et gestion de trésorerie.
Côté trésorerie, la tokenisation de dépôts de gros et de billets à ordre ouvre la voie à un règlement atomique avec les titres et les matières premières tokenisées, avec une réduction du risque de contrepartie. Les entreprises devront cependant évaluer l’exposition réglementaire de chaque rail de paiement, la couverture assurance et la supervision de l’émetteur.
Classement comptable: distinguer moyen de paiement, instrument financier ou créance sur émetteur.
Valorisation: préciser le cadre de juste valeur ou de coût amorti selon la nature du jeton.
Traitement TVA: sécuriser la qualification des transactions en stablecoins ou MNBC.
Contrats: actualiser CGV, pénalités de retard et escomptes pour intégrer la finalité de règlement programmable.
Ce que révèlent les expériences internationales récentes
Plusieurs banques centrales avancées ont repoussé une MNBC de détail. La Banque du Canada indique ne pas voir de besoin immédiat, la Banque nationale suisse privilégie les projets de gros, la Banque de réserve d’Australie s’inscrit dans un horizon pluriannuel. Le message est cohérent: pas d’urgence tant que les rails existants répondent à la demande, qu’il s’agisse des paiements instantanés ou des réseaux cartes.
À l’inverse, des pays émergents et certaines économies asiatiques expérimentent à plus grande échelle, parfois avec des registres distribués conçus pour la montée en charge progressive, dans des écosystèmes moins dépendants des cartes. Ces stratégies répondent à des priorités domestiques différentes: bancarisation, efficacité des transferts publics, coût des remittances internationales.
Les enseignements transposables sont clairs: une MNBC ne se justifie que si elle résout un problème de marché identifié, et si son design opérationnel reste compatible avec l’existant. Les passerelles avec les systèmes actuels, la reconnaissance juridique de la finalité irrévocable et la gouvernance de la confidentialité constituent des conditions de succès.
Pour l’Europe et les États-Unis, la trajectoire est donc moins une course à la technologie qu’un exercice de calibration entre utilité, risques et acceptabilité politique. La montée en puissance des stablecoins, dopée par le commerce transfrontalier et la finance décentralisée régulée, impose néanmoins un calendrier resserré sur la normalisation et la supervision des émetteurs.
Dernier kilomètre avant décision: utilité publique ou redondance coûteuse
Le prochain tournant se jouera sur la capacité des autorités à documenter l’utilité marginale d’une MNBC de détail. Les données disponibles, du marché des stablecoins à la modélisation macroéconomique des bilans de banques centrales, offrent une base solide pour éclairer le choix public tout en préservant la dynamique d’innovation privée. Le point d’équilibre se situe là où la souveraineté et la stabilité sont renforcées sans fragiliser la concurrence.
Pour les entreprises, il faut se préparer à un paysage polycentrique des paiements: rails publics en préparation, rails privés en fort développement, et des règles prudentielles qui se durcissent. Le scénario robuste est celui d’une interopérabilité pragmatique entre solutions, où chaque rail est évalué pour sa résilience, son coût et sa conformité.
La bataille des monnaies numériques ne se gagnera ni par le marketing ni par la technologie seule, mais par la preuve d’utilité, la qualité de la gouvernance et la capacité à intégrer l’innovation sans fracturer l’économie réelle.