« Ne rêvons pas », tranche Christel Bories. La PDG d’Eramet rappelle une réalité industrielle claire pour l’Europe : sans sécuriser l’accès à des métaux critiques et sans politique de raffinage et de recyclage crédible, la transition énergétique et la souveraineté technologique resteront fragiles. En 2025, l’UE avance une stratégie plus offensive, mais la fenêtre 2030 se referme vite.

Métaux critiques : dépendances qui fragilisent la souveraineté économique

L’Europe a besoin de lithium, de cobalt et de terres rares pour ses batteries, ses éoliennes, ses moteurs électriques et ses équipements de défense. Or le continent importe encore l’essentiel de ses besoins : environ 90 % du lithium et 98 % des terres rares consommés dans l’UE viennent de l’étranger. Cette situation expose directement les objectifs climatiques, industriels et sécuritaires européens à des risques géopolitiques et logistiques.

La vulnérabilité s’est accrue avec l’envolée de la demande mondiale. D’ici 2030, les besoins en lithium pourraient être multipliés par 12, et ceux en terres rares par 6.

La contrainte n’est pas seulement minière. Elle est surtout industrielle : la Chine concentre environ 95 % du raffinage des terres rares, tout en contrôlant des pans critiques de la transformation des métaux stratégiques. En filigrane, c’est la compétitivité de filières entières qui est en jeu, de l’automobile au numérique, en passant par l’aéronautique et la défense.

Le constat, partagé par les industriels, conduit à une approche de réduction du risque, plus qu’à une quête d’autarcie. Comme l’a souligné Christel Bories au printemps 2024, le recyclage ne suffira pas : ses prévisions indiquent qu’en Europe il pourrait couvrir environ 15 % des besoins en 2030 et 30 % en 2040. Autrement dit, même une économie circulaire performante n’exonère pas l’UE d’investir dans la transformation locale et de diversifier ses sources d’approvisionnement.

Pourquoi ces matériaux sont devenus vitaux

Les métaux critiques sont intégrés à des maillons invisibles mais décisifs :

  • Batteries de véhicules électriques et systèmes de stockage stationnaire.
  • Éoliennes et générateurs à aimants permanents.
  • Électronique de puissance, capteurs, composants pour réseaux et data centers.
  • Applications de défense, optronique, propulsion et guidage.

Sans sécurisation des chaînes d’approvisionnement, chaque projet industriel exposé à ces matériaux porte un risque de délai, de surcoût ou de désindustrialisation.

CRMA : objectifs opérationnels, calendrier et garde-fous

Adopté en 2023, le Critical Raw Materials Act fixe un cap industriel explicite. L’UE vise à bâtir des capacités européennes tout au long de la chaîne de valeur, de l’extraction au raffinage et au recyclage. Le texte pose trois piliers d’action à l’horizon 2030, présentés comme des objectifs de souveraineté progressive.

  • Extraire en Europe une part significative des besoins : 10 % visés.
  • Raffiner et transformer en Europe : objectif de 40 % des besoins.
  • Valoriser l’économie circulaire : 25 % de métaux critiques issus du recyclage des produits en fin de vie, ambition affichée par l’UE.

Pour gagner en vitesse, des procédures administratives dérogatoires s’appliquent aux projets dits stratégiques. L’instruction vise 15 mois pour des sites de transformation et 27 mois pour l’extraction. Ce raccourci procédural ne remplace ni l’acceptabilité locale ni la faisabilité industrielle, mais il envoie un signal à l’investissement et aux financeurs.

Le CRMA introduit également une limite de concentration des achats : aucun pays tiers ne doit représenter plus de 65 % de l’approvisionnement pour un métal stratégique. Ce garde-fou de diversification, combiné à des partenariats internationaux et à des contrôles de résilience, vise à réduire le risque de rupture. L’UE prépare par ailleurs des stocks stratégiques et des stress-tests de chaîne d’approvisionnement, sur un modèle inspiré des réserves pétrolières et des exercices de sécurité d’approvisionnement.

Le label « projet stratégique » ouvre la voie à un traitement prioritaire des dossiers, avec des délais plafonnés. Il clarifie aussi les attentes réglementaires sur l’extraction, le raffinage et le recyclage. Pour les entreprises, cela facilite le financement et la signature d’accords d’enlèvement, mais n’exonère ni des évaluations environnementales ni des concertations locales.

Métriques Valeur Évolution
Part d’extraction en UE visée en 2030 10 % Objectif CRMA
Part de raffinage/traitement en UE visée en 2030 40 % Objectif CRMA
Part de métaux critiques issus du recyclage en 2030 25 % Ambition UE
Concentration d’un pays tiers dans l’approvisionnement ≤ 65 % Garde-fou CRMA
Besoins UE en lithium d’ici 2030 ×12 Par rapport au niveau actuel
Besoins UE en terres rares d’ici 2030 ×6 Par rapport au niveau actuel

La règle ne vise pas une autarcie européenne. Elle impose de ne pas dépendre majoritairement d’un seul pays tiers pour un métal donné. Concrètement, elle pousse à multiplier les fournisseurs, y compris via des accords de long terme, à sécuriser des volumes et à soutenir des projets de transformation en Europe pour reconstituer de la marge de manœuvre en cas de choc.

Au-delà des chiffres, le CRMA structure aussi la gouvernance avec l’European Critical Raw Materials Board, chargé de labelliser les projets stratégiques et d’orchestrer les partenariats internationaux. Le texte est pensé comme une boîte à outils pour un rattrapage industriel, non comme une simple déclaration d’intention (Commission européenne, CRMA 2023).

Restrictions chinoises d’octobre 2025 : onde de choc pour l’automobile et la défense

En octobre 2025, Pékin a renforcé les contrôles sur l’exportation des technologies liées aux terres rares. Ce durcissement accroît l’incertitude pour les industriels européens qui s’approvisionnent en oxydes, métaux et composants aimantés en Asie. La décision, intervenue dans un contexte de tensions commerciales, ravive le risque de goulots d’étranglement pour des chaînes de valeur déjà concentrées (Le Monde, 9 octobre 2025).

Les répercussions se dessinent sur deux fronts. D’abord l’automobile, où les aimants permanents et l’électronique embarquée sont omniprésents.

La presse spécialisée évoque un risque de « panne sèche » de composants si les flux se restreignent rapidement. Ensuite la défense, avec un signal d’alerte sur la capacité européenne à soutenir son effort de réarmement à l’horizon 2030, faute d’alternative immédiate pour certains intrants. Ces signaux confirment que la contrainte n’est pas seulement un sujet de mine, mais aussi de technologies de transformation, de procédés et de propriété intellectuelle.

La réponse européenne s’articule autour de trois leviers : accélération des projets stratégiques en raffinage et en aimants, diversification accélérée des sources, et relance des dispositifs de stock. L’UE prépare des mécanismes de pilotage des risques de chaîne, avec des exercices de stress et des dispositifs d’alerte. Les États membres, pour leur part, adaptent leurs politiques industrielles afin de soutenir des projets de proximité capables de réduire les délais d’accès à la matière transformée.

La dépendance ne se joue pas seulement à la mine. Les terres rares sont souvent co-extraites, puis séparées et raffinées. Leur transformation en métaux et en alliages, puis en aimants permanents, constitue une succession de procédés maîtrisés par un nombre limité d’acteurs. Le verrou technologique le plus sensible, en Europe, se situe historiquement sur la séparation raffinage et sur la fabrication d’aimants.

Raffinage en Europe et économie circulaire : premiers jalons en France

Pour sortir de la dépendance, l’UE met l’accent sur la transformation locale et sur la valorisation du « gisement urbain ». La France se positionne sur les deux fronts. L’objectif n’est pas de reproduire intégralement la chaîne asiatique, mais de sécuriser des maillons clés à forte valeur ajoutée industrielle.

Solvay à La Rochelle : un jalon sur les aimants permanents

À La Rochelle, Solvay a inauguré en avril 2025 une ligne dédiée aux aimants permanents à base de terres rares. L’ambition affichée est de couvrir, à terme, une part substantielle de la demande européenne, jusqu’à 30 %. Si cette montée en puissance se confirme, elle reconstituera un segment stratégique crucial pour les moteurs électriques et l’électronique avancée.

Caremag : vers une filière européenne intégrée

Porté en France, le projet Caremag vise la constitution d’une chaîne complète pour les aimants permanents. L’approche se veut intégrée, de la production au recyclage, afin de capter la valeur et de réduire les délais. Le projet illustre la trajectoire recherchée par l’UE : consolider des briques technologiques sur le sol européen pour baisser la dépendance sur des composants à risque.

Imerys : lithium pour la filière batterie

Imerys avance sur l’exploitation de lithium en France, avec la perspective de sécuriser des volumes pour la filière batterie. Cet axe s’inscrit dans la stratégie 2030 de l’UE : moins d’imports de matières premières brutes, davantage de transformation en Europe et des circuits de recyclage capables d’allonger la durée de vie des métaux.

Eramet : initiatives sur le lithium et le nickel

Eramet explore des initiatives en lithium et en nickel, avec un objectif commun à l’ensemble des industriels européens : stabiliser les chaînes d’approvisionnement stratégiques. La position de sa PDG, rappelée en 2024, acte aussi une réalité opérationnelle : le recyclage ne couvrira qu’une fraction des besoins à moyen terme, d’où la nécessité de combiner extraction, transformation et économie circulaire.

Gisement urbain : où sont les volumes à recycler

La récupération s’organise autour d’objets en fin de vie à forte teneur en métaux critiques :

  • Batteries de véhicules électriques et batteries stationnaires.
  • Moteurs électriques, alternateurs et éoliennes.
  • Équipements électroniques professionnels et grand public.

L’efficacité du recyclage dépend de la collecte, de la traçabilité et de procédés à haut rendement. L’UE discute l’introduction de taux minimaux de contenu recyclé dans certains produits, inspirés des règles déjà adoptées sur les plastiques.

Les volumes disponibles en fin de vie restent modestes par rapport à l’essor attendu des ventes d’équipements et de batteries neuves. Par ailleurs, tous les produits ne sont pas collectés efficacement et les procédés de récupération n’atteignent pas 100 % de rendement. À horizon 2030, le recyclage restera un complément, et non le socle, de la sécurité d’approvisionnement.

Diplomatie minérale et gestion des risques : l’UE organise sa résilience

La stratégie européenne s’appuie sur une diversification active. La Commission noue des accords avec le Canada, entretient des partenariats avec l’Australie, soutient des projets en Namibie et en Zambie, et suit de près les opportunités au Groenland. En parallèle, Bruxelles prépare des stocks stratégiques pour amortir des chocs temporaires, qu’ils soient géopolitiques, logistiques ou climatiques.

La clef réside autant dans la diplomatie que dans la gestion du risque industriel. Les stress-tests évoqués par l’UE visent à évaluer la robustesse des chaînes de valeur au regard de différents scénarios : interruption d’un fournisseur, restriction d’exportation, catastrophe naturelle ou tensions sur les transports. Dans ce cadre, l’European Critical Raw Materials Board coordonne l’évaluation des projets, la priorisation des chantiers et la cohérence des partenariats internationaux.

La France, via la Direction générale des Entreprises, documente des avancées en matière de sécurisation des approvisionnements en métaux critiques, avec des actions récentes signalées en septembre 2025. Côté environnement, des indicateurs publiés en octobre 2025 montrent une progression de l’économie circulaire française et européenne, en cohérence avec les objectifs de 2025 à 2030, tandis que des analyses nationales soulignent la hausse structurelle de l’usage des métaux induite par la transition énergétique.

Le rôle du European Critical Raw Materials Board

Ce board associe États membres et Commission pour :

  1. Labelliser les projets stratégiques éligibles aux procédures accélérées.
  2. Suivre la diversification et la mise en œuvre de la règle des 65 %.
  3. Coordonner les partenariats internationaux et l’ingénierie de projets.
  4. Piloter les exercices de stress-tests et la préparation des stocks stratégiques.

Objectif : transformer les annonces en capacités industrielles tangibles sous dix ans.

Industrie en France : points d’ancrage et effets attendus

L’Europe place une partie de ses espoirs en France pour reconstruire rapidement des maillons critiques. Les annonces reflètent une focalisation sur la transformation et le recyclage, complétées par des projets d’extraction ciblés. Ce choix s’explique par des barrières techniques élevées, là où la valeur ajoutée et la défense des marges sont les plus fortes.

Solvay à La Rochelle : cap sur la réduction de dépendance

La ligne d’aimants permanents de Solvay illustre une volonté de relocaliser un métier stratégique en Europe. À terme, l’ambition de couvrir une portion notable de la demande européenne jusqu’à 30 % pourrait réduire l’exposition aux chocs exogènes, notamment pour le secteur automobile et les énergies renouvelables.

Caremag : intégration verticale et compétitivité

Caremag cherche à intégrer production et recyclage. Cette intégration verticale vise à sécuriser la qualité et la disponibilité des aimants, tout en améliorant la compétitivité-coût. L’approche répond aux priorités du CRMA : plus de valeur captée localement et moins de dépendance technique.

Imerys : structurer une source de lithium locale

En consolidant un projet lithium, Imerys s’inscrit dans la trajectoire européenne vers une capacité d’extraction ciblée et une transformation en circuit court. L’enjeu sera d’articuler cette production avec des sites européens de raffinage et des usines de batteries pour maximiser l’effet de réduction du risque.

Eramet : sécuriser les intrants pour les batteries

Avec des initiatives en lithium et en nickel, Eramet vise la sécurisation d’intrants essentiels à la batterie. Les prévisions rappelées par sa direction sur la part du recyclage à horizon 2030 et 2040 renforcent la nécessité d’une approche multifacette, combinant extraction, transformation locale et montée en puissance de l’économie circulaire.

La priorité donnée aux projets de transformation et d’aimants peut s’accompagner d’un besoin accru d’investissements en procédés et en qualité industrielle. Pour les investisseurs, cela implique de mesurer la robustesse des contrats d’enlèvement, la maturité des technologies de séparation et la capacité à sécuriser des flux de matières recyclées. L’alignement avec le CRMA, le statut « stratégique » et la qualité des partenariats internationaux sont devenus des critères de bancabilité.

Chine, marchés et équilibre européen : lignes de force à surveiller

Le durcissement chinois d’octobre 2025 rappelle que la dépendance ne tient pas seulement à la disponibilité géologique, mais surtout aux technologies de raffinage et à la capacité de produire des composants à forte intensité technologique. Les secteurs automobiles et de défense, fortement exposés aux aimants permanents et aux composants spécifiques, concentrent l’essentiel du risque d’arrêt de chaîne.

Dans l’UE, la doctrine évolue. La diversification devient autant une stratégie commerciale qu’un pilier de gestion de risque.

Les accords avec les pays partenaires sont susceptibles de porter sur toute la chaîne, depuis l’extraction jusqu’à la transformation et au recyclage, afin de sécuriser des volumes stables et une qualité constante. La mise en place progressive de stocks stratégiques et de stress-tests doit, elle, limiter les effets domino en cas de choc d’offre ou de transport.

Enfin, le débat sur les taux minimaux de contenu recyclé dans certains produits industriels refait surface, dans la lignée des initiatives menées sur les plastiques. Ces obligations, si elles sont adoptées, accéléreraient l’investissement dans les procédés de récupération et de purification. Elles doivent être calibrées avec prudence, car l’offre de matières secondaires reste contrainte par la collecte et le rendement des procédés.

(Le Monde, 9 octobre 2025)

Autonomie minérale européenne : cap à tenir d’ici 2030

Les ambitions du CRMA fixent un cadre clair. Reste à transformer l’essai : déployer des capacités de raffinage et d’aimants, structurer la collecte et le recyclage, et sécuriser des partenariats internationaux compatibles avec la règle des 65 %. Les signaux envoyés par la Chine en 2025 rendent la trajectoire 2030 plus exigeante, mais aussi plus lisible : l’UE doit accélérer sur les maillons où se situe la valeur.

En France, les projets portés par Solvay, Imerys, Eramet et l’initiative Caremag esquissent une reconstruction industrielle ciblée. C’est sur cette base, combinée à une économie circulaire mieux outillée, que l’Europe peut gagner en autonomie matérielle sans promettre l’autarcie.

Rester lucide sur la contrainte et offensif dans l’exécution : le véritable arbitrage européen se jouera dans les ateliers de raffinage et les usines d’aimants, autant que dans les mines.