Au-delà des champs de bataille, la guerre en Ukraine a basculé dans une course à l’innovation. En 2025, Kyiv s’appuie sur un tissu technologique agile, ses startups et des programmes publics dédiés pour compenser l’infériorité matérielle. Cette stratégie, désormais lisible pour les entreprises françaises, redessine les chaînes de valeur de la défense européenne et pose des questions juridiques inédites sur l’export, la propriété intellectuelle et l’usage de l’IA.

Une résistance ukrainienne consolidée par l’industrialisation de l’innovation

Trois ans après le début de l’invasion, l’Ukraine s’organise pour durer. Une part significative de son territoire d’avant-guerre reste occupée, autour de 19 %, mais l’effort de défense s’est professionnalisé sur le plan industriel.

Le mot d’ordre est simple et assumé : industrialiser l’inventivité. L’État ukrainien fait converger ingénierie logicielle, robotique, drones et électronique pour raccourcir le cycle entre prototypage, essai et déploiement. L’objectif est clair : accroître le nombre d’effets utiles sur le terrain à coût maîtrisé, tout en minimisant l’exposition humaine.

Cette dynamique ne vaut pas que pour le front. Pour l’écosystème européen, dont la France, elle fait émerger un laboratoire grandeur nature de technologies de rupture et de modèles de coopération. Elle oblige aussi à revisiter, sans naïveté, les contraintes réglementaires et éthiques liées aux usages militaires de l’IA et aux flux transfrontaliers de technologies sensibles.

Chiffres structurants pour situer l’ampleur

Les marqueurs suivants éclairent l’industrialisation de l’innovation défense en Ukraine :

  • Plus de 200 projets évalués dans un cadre public de type accélérateur.
  • Prototypes rapidement déployés après essais en conditions réelles, sur des segments drones, capteurs, sécurité des communications et munitions téléopérées.
  • Afflux d’intérêt étranger pour des campagnes de tests opérationnels, avec des dizaines de demandes soumises par des entreprises non ukrainiennes (chiffre régulièrement avancé dans la presse spécialisée).

Brave1, pivot de la filière défense ukrainienne et guichet de tests

Lancé par le gouvernement ukrainien au printemps 2023, Brave1 agrège les besoins opérationnels, les idées de startups, l’ingénierie académique et les capacités industrielles. Sa mission : trier vite, financer vite, tester vite. Le processus s’apparente à un accélérateur sectoriel, mais avec une maille opérationnelle très fine.

Dans les faits, Brave1 agit autant comme sélectionneur technologique que comme catalyseur d’industrialisation. Les équipes examinent la faisabilité, la compatibilité avec la doctrine d’emploi et la logistique, puis orientent vers des sites d’essais et des acheteurs étatiques.

Brave1 : modèle opérationnel

Le programme se structure autour d’appels à projets rapides, d’un corpus d’experts et de financements ciblés. Les prototypes qui passent le cap intègrent des unités pilotes pour une phase d’évaluation en environnement dégradé. La bascule vers le déploiement s’effectue ensuite sans délais superflus, une spécificité devenue marque de fabrique.

Brave1 s’est aussi doté d’un canal d’attraction internationale. Les entreprises étrangères peuvent soumettre des dossiers pour des tests de produits dans un contexte opérationnel rare, difficilement réplicable en temps de paix. Fin 2025, les demandes les plus visibles portent sur les drones tactiques, les briques d’IA embarquée et la détection anti-drones.

Test in ukraine : implications pour les industriels

Le dispositif de tests ouverts a suscité en quelques semaines un volume notable de manifestations d’intérêt internationales, avec 45 entreprises ayant signalé leur volonté d’éprouver des drones, des solutions IA et, plus marginalement, des technologies de type laser anti-drone (donnée citée par des médias ukrainiens spécialisés, dont UNITED24 Media, à l’été 2025).

Pour un industriel, l’avantage est évident : un cycle d’apprentissage accéléré, au plus près de l’usage réel. L’enjeu est toutefois double. D’une part, sécuriser la conformité export de chaque composant, y compris le logiciel. D’autre part, protéger les secrets d’affaires et les droits de propriété intellectuelle dans un environnement d’essais multi-acteurs.

Les essais en conditions réelles réduisent le risque technique et accroissent la pertinence produit. Un drone, par exemple, est exposé à un spectre d’attaques électroniques, de météos contraires et de contraintes logistiques qui ne se rencontrent pas en laboratoire.

Côté financier, cela se traduit par un time-to-market raccourci et une meilleure visibilité sur le coût unitaire final. C’est précisément ce que recherchent les investisseurs, qui arbitrent entre incertitude technologique et potentiel de marché.

Métriques Valeur Évolution
Part du territoire ukrainien sous occupation Environ 19 % Stable à légèrement variable selon les fronts
Projets évalués par Brave1 200+ Croissance continue depuis 2023
Projets financés et déployés Environ 30 Accélération en 2024-2025
Demandes d’essais étrangers 45 entreprises Annoncé à l’été 2025

Coopération structurante avec la france et cadre légal à maîtriser

La coopération franco-ukrainienne s’est densifiée en 2025, avec la formalisation de travaux conjoints entre l’Agence de l’innovation de défense et Brave1. Objectif affiché : aligner les protocoles d’essais, faciliter les transferts d’expérience et identifier des co-développements utiles aux forces.

La dimension diplomatique suit. En mai 2025, Paris, Berlin, Rome, Varsovie, Madrid et Londres, avec le Haut Représentant de l’UE, ont réaffirmé une solidarité de principe et la nécessité de renforcer les capacités de défense européennes, notamment par l’innovation (déclaration conjointe du 12 mai 2025, source 1). À l’ONU, l’Assemblée générale a adopté fin février 2025 des résolutions condamnant l’agression russe et appelant à un soutien prolongé à l’Ukraine (source 2).

Pour les entreprises françaises, plusieurs lignes de force se dessinent. Premièrement, la DGA et l’AID peuvent jouer un rôle d’orchestrateur pour qualifier des briques technologiques issues d’Ukraine et les interfacer avec les exigences françaises. Deuxièmement, les flux d’essais et de données techniques imposent de cartographier précisément les réglementations export qui s’appliquent aux capteurs, à la crypto ou aux composants radio.

Un industriel français qui envisage des essais opérationnels doit valider trois blocs de conformité. 1. Contrôle des exportations via licences, y compris pour les logiciels et techniques d’intégration.

2. Assurances et responsabilité en cas de perte, de dommages ou de réutilisation non autorisée d’un prototype. 3. Protection des données et de la PI, en définissant le partage d’informations avec l’opérateur d’essais, la récupération des enregistrements et le cloisonnement des algorithmes embarqués.

Un troisième pilier tient à la souveraineté numérique. Les algorithmes de navigation ou de ciblage sont des actifs stratégiques. Le choix des partenaires cloud, des frameworks de MLOps et des bibliothèques cryptographiques doit intégrer la question de la juridiction applicable et des interdictions de réexportation indirecte.

Repères réglementaires pour l’écosystème français

Les sociétés hexagonales mobilisent généralement trois cadres :

  • Arrêtés relatifs au contrôle des matériels de guerre et des matériels assimilés, incluant composants et logiciels.
  • Règlement européen biens à double usage pour les technologies susceptibles d’applications civiles et militaires.
  • Clauses contractuelles de sécurité imposées par les donneurs d’ordre étatiques, portant sur cybersécurité, traçabilité et retours d’expérience.

Drones et ia : vers des essaims plus autonomes et plus résilients

Les drones sont devenus un terrain de compétition technologique intense. En Ukraine, ils combinent électronique tactique, IA embarquée et liens de communications durcis. L’objectif est d’augmenter la pénétration des défenses adverses, tout en diminuant l’empreinte électronique des opérateurs.

La tendance de fond tient à l’autonomisation partielle des vecteurs : navigation par capteurs multiples, évitement d’obstacles, priorisation de cibles pré-identifiées, reconfiguration de route en temps réel. Les boucles de contrôle sont conçues pour se refermer même en cas de brouillage.

Swarmer : stratégie et résultats

Parmi les entreprises associées à Brave1, Swarmer s’est positionnée sur le pilotage coordonné de drones, souvent qualifié d’« essaim ». Son approche repose sur des algorithmes distribués qui conservent des capacités de décision locale en cas de rupture de liaison.

Des opérations de drones menées à longue distance, y compris contre des infrastructures en territoire russe, ont été abondamment relayées en 2025 par la presse ukrainienne. Certaines sources décrivent une campagne en juin 2025 ayant impliqué des essaims et revendiquent des dommages majeurs. Ces éléments sont difficiles à vérifier de manière indépendante et doivent être analysés avec prudence, mais ils éclairent l’ambition technologique poursuivie par Kyiv.

Sur le plan industriel, ces essais accélèrent l’apprentissage collectif. Les réponses adverses en guerre électronique, la balistique des interceptions et les patterns de défense aérienne fournissent des datasets hétérogènes qui nourrissent les itérations logicielles. Pour les industriels européens, cela signifie un raccourci d’années d’essais théoriques.

Un essaim n’est pas une simple escadrille. Il s’agit d’un système multi-agents où chaque drone dispose d’une part d’autonomie et d’un protocole de coordination.

Les architectures varient : essaims hiérarchisés, décentralisés ou hybrides. Les défis principaux portent sur la résilience aux pertes, la gestion du spectre radio, la déconfliction en vol et la sécurité logicielle contre la compromission.

Les contre-mesures se développent en parallèle. Boucliers de radiofréquences, capteurs passifs, systèmes d’IA défensifs ou lasers tactiques entrent en phase de maturité. Des demandes d’essais étrangers mentionnent d’ailleurs la catégorie armes à énergie dirigée, un sujet qui progresse à la marge mais qui pourrait se diffuser plus vite que prévu si les coûts unitaires baissent.

Chaîne de valeur européenne : financements, standardisation et souveraineté

La séquence ukrainienne pousse l’Europe à clarifier son architecture de soutien à l’innovation défense. Trois leviers se complètent aujourd’hui : le Fonds européen de défense pour la R&D amont, les instruments d’accélération industrielle pour la production et les cadres bilatéraux de tests et co-développements.

Pour les acteurs français, l’intérêt est double. D’abord, capter des briques technologiques éprouvées en Ukraine qui répondent aux besoins croissants de lutte anti-drones, de résilience des communications et d’<strong’automatisation de mission. Ensuite, participer à la définition de standards d’interopérabilité, afin d’éviter la fragmentation des solutions et de sécuriser le soutien logistique sur le long terme.

Sur le plan politique, la déclaration conjointe du 12 mai 2025 rappelle l’ambition d’une Europe plus robuste, capable d’investir dans ses capacités. Ce cadre renforce l’idée d’un continuum innovation, du laboratoire au théâtre d’opérations, puis retour d’expérience vers l’industrie et les forces (source 1).

Programmes européens utiles à la filière

Trois dispositifs sont particulièrement suivis par les industriels :

  1. Fonds européen de défense pour financer des projets collaboratifs de R&D et de démonstration.
  2. Instruments de montée en cadence de la base industrielle européenne afin d’accroître les volumes de production, notamment en munitions et composants critiques.
  3. Plateformes de coopération UE-Ukraine pour structurer les échanges industriels, partager les normes d’essais et aligner les exigences techniques.

La question de la dépendance technologique reste centrale. Les composants sensibles fournis hors d’Europe exposent à des risques de réexportation indirecte et de ruptures d’approvisionnement. Relocaliser certaines étapes de la chaîne fabrication de cartes électroniques, micro-usinage, encapsulation RF devient un sujet de gouvernance, autant qu’un enjeu industriel.

Effets économiques : emploi, investissements et retombées duales

À mesure que Brave1 déploie des innovations sur le terrain, l’écosystème ukrainien attire capitaux et talents. La réutilisation de technologies militaires dans des segments civils se précise. Logistique autonome, agriculture de précision, inspection d’infrastructures, surveillance environnementale sont les premiers débouchés envisagés.

Pour les entreprises françaises, l’équation économique se lit à trois niveaux. À court terme, opportunités d’intégration et de codéveloppement avec des équipes ukrainiennes. À moyen terme, consolidation de positions sur des marchés de services support, notamment maintenance et formation. À long terme, diffusion dans le civil d’innovations issues du combat.

La dynamique des tests internationaux, avec des dizaines d’entreprises candidates, peut générer des dépenses de R&D exogènes en Ukraine. Si ces campagnes se multiplient, des montants cumulés significatifs pourraient irriguer la filière, avec un effet d’entraînement sur les fournisseurs européens. Les chiffres précis évoluent, mais la tendance est orientée à la hausse selon les médias spécialisés à l’été 2025 (source 6).

Qui est brave1 et comment s’articule sa gouvernance

Brave1 est une plateforme publique ukrainienne qui s’apparente à un accélérateur national de technologies de défense. Sa gouvernance associe des ministères régalien, un réseau d’experts et des relais industriels. Le pilotage est conçu pour raccourcir le cycle décisionnel entre l’identification d’un besoin et l’essai en unité.

Ce fonctionnement tranche avec les procédures longues qui prévalent souvent en temps de paix. Il préfigure, pour l’Europe, des schémas opérationnels capables d’intégrer plus vite les innovations dans la doctrine d’emploi et les parcs matériels existants.

Les tests multi-acteurs accroissent l’exposition des algorithmes propriétaires, des données d’entraînement et des schémas d’intégration. Les entreprises doivent négocier des clauses de ring-fencing sur les binaires embarqués, définir des droits d’accès aux journaux de télémétrie et prévoir des mécanismes de récupération sécurisée des appareils perdus. La minimisation des données collectées et le chiffrement fort sont des garde-fous incontournables.

Cas d’usage revendiqués et précautions d’analyse

Au fil de 2025, certaines opérations revendiquées par les autorités et médias ukrainiens ont mis en avant des frappes de drones à longue portée et la coordination d’essaims sur des cibles en profondeur. Les récits évoquent parfois des applications logicielles de coordination et de suivi d’effets, ainsi que des mécanismes de rétroaction quantifiée pour améliorer les tactiques.

De telles allégations, y compris des montants de dommages chiffrés, doivent être lues avec méthode. Elles sont stratégiques sur le plan informationnel et rarement corroborées par des sources indépendantes. Pour un décideur industriel, l’enjeu n’est pas de valider ces annonces au centime près, mais d’identifier les orientations techniques sous-jacentes : autonomie croissante, diversification des charges utiles, durcissement cyber, communications distribuées.

Swarmer : architecture logicielle et différenciation technique

Sur le plan technique, les solutions type Swarmer privilégient des architectures mesh pour la coordination et la répartition de mission. Elles s’appuient sur des capteurs redondants et des boucles de décision locales pour garder de l’agilité sous brouillage. La différenciation se joue sur la qualité de l’évitement, le coût unitaire, l’empreinte logistique et la simplicité d’intégration dans l’existant.

Les performances ne se mesurent pas qu’en portée ou en autonomie. La métrique clé reste la survivabilité opérationnelle, c’est-à-dire la capacité à accomplir la mission sous contrainte adverse, puis à répliquer la manœuvre à coût marginal faible. C’est là que l’apprentissage continu issu du théâtre donne un avantage temporaire aux acteurs ukrainiens.

Ce que doivent anticiper les directions financières et juridiques en france

L’engagement dans des programmes reliés à Brave1, ou leur intégration en France, suppose une rigueur accrue côté finances et juridique. D’abord, bâtir un plan de conformité export à l’échelle du produit, incluant logiciels, capteurs, sous-ensembles RF et protocoles de communication. Ensuite, structurer les contrats sur trois axes : assurance, propriété intellectuelle et retours d’expérience.

Sur le plan budgétaire, la maîtrise des coûts unitaires est rendue complexe par des composants volatils en disponibilité. La mise en place d’un panel fournisseurs élargi, d’inventaires dynamiques et de mécanismes de substitution qualifiée devient indispensable. Côté revenus, le modèle de marges passe par des volumes et des services associés formation, MCO, mises à jour logicielles sécurisées.

  • Due diligence renforcée sur les partenaires et sur les flux de données générés pendant les tests.
  • Clauses de souveraineté sur l’hébergement et la portabilité des modèles d’IA.
  • Politiques de sécurité alignées avec les exigences étatiques françaises et européennes.
  • Gestion proactive des risques réputationnels, notamment sur l’emploi d’IA létale ou semi-autonome.

Enfin, la traçabilité des algorithmes et des décisions de mission devra être documentée. C’est un point de vigilance récurrent des acheteurs publics et un prérequis pour la certification future de capacités autonomes. Les entreprises qui investiront tôt dans ces chaînes d’audit disposeront d’un avantage compétitif durable.

Un environnement géopolitique qui clarifie les priorités européennes

La séquence diplomatique de 2025 a consolidé une direction d’ensemble. Les messages portés par plusieurs capitales européennes au printemps, et la position exprimée à l’ONU fin février 2025, convergent vers une même conclusion : l’innovation défense n’est plus un luxe, c’est une condition de sécurité collective. Cette ligne conforte les dispositifs bilatéraux et multilatéraux, et donne de la visibilité aux industriels.

Pour la France, cela renforce l’intérêt d’une coopération tech resserrée avec l’Ukraine, dans un cadre maîtrisé par l’AID et la DGA. Les entreprises qui sauront conjuguer conformité, vitesse d’exécution et partage de retours d’expérience pourront se positionner au cœur d’une nouvelle chaîne de valeur européenne, où la bataille de l’IA et des drones se gagne autant par la qualité logicielle que par la capacité d’industrialisation.

Au fond, la résilience ukrainienne a montré que l’innovation, quand elle est insérée dans une architecture opérationnelle et juridique solide, peut déplacer les lignes bien au-delà du front. C’est désormais à l’industrie européenne d’en tirer les conséquences, lucidement et sans naïveté.