Les valorisations flambent alors que l’inflation refuse de disparaître et que la croissance piétine. Ce cocktail, en apparence digeste, a un nom qui fâche les marchés : la stagflation en version allégée. Elle n’explose rien, elle érode tout. Pour les entreprises françaises, l’équation est simple et brutale : préserver la marge sans étrangler la demande.

Stagflation light : pourquoi l’idée inquiète autant les comités d’investissement

La stagflation classique, c’est l’économie qui cale, les prix qui s’envolent et l’emploi qui se dégrade franchement. La version « light » est plus insidieuse : la croissance ralentit, l’inflation reste au-dessus de l’objectif des banques centrales et le marché du travail perd un peu de vigueur sans s’effondrer. Ce n’est pas la crise ouverte, c’est l’usure.

Pour la France et l’Europe, l’hypothèse est crédible si trois éléments persistent en même temps :

  • Une inflation sous-jacente collante qui se maintient au-dessus de 2 % malgré la normalisation des prix de l’énergie.
  • Une croissance réelle molle qui oscille entre 0,5 % et 1,5 % par an, soutenue à la marge par la consommation mais freinée par l’investissement.
  • Un marché du travail moins tendu avec un chômage qui remonte par à-coups et un ralentissement des créations d’emplois.

Ce scénario n’impose pas un choc immédiat, il retire progressivement de la visibilité aux directions financières. En pratique, il impose des arbitrages de prix plus fins, allonge les cycles de vente B2B, complique les négociations salariales et rend plus difficile la lecture des séries statistiques court terme.

Trois tests concrets aident les comités d’investissement à trancher :

  • La part des postes non énergétiques dans l’inflation reste supérieure à 60 % sur plusieurs mois.
  • La croissance du salaire horaire net dépasse la productivité sur quatre trimestres de suite.
  • Le taux d’épargne des ménages remonte en même temps que les défaillances de TPE-PME, signe d’une demande prudente et d’une trésorerie plus fragile.

Si ces trois conditions sont réunies, on n’est pas dans une simple accalmie, mais dans une érosion structurelle de la marge de manœuvre macro.

France et zone euro : signaux mixtes, marge de manœuvre réduite

Les données disponibles de 2023-2024 offrent une photographie utile pour juger des risques à l’été 2025. En France, l’inflation a nettement décéléré en 2024 pour revenir autour de 2 à 2,5 % sur un an, après une moyenne proche de 5 % en 2023

. Le chômage est resté contenu, entre 7,2 % et 7,6 %, malgré un léger frémissement au second semestre 2024. La croissance réelle a tenu, autour de 1 % en 2023, avec une contribution modeste de la demande interne (INSEE).

Côté politique monétaire, la BCE a enclenché son premier assouplissement en juin 2024, ramenant son taux de dépôt à 3,75 %, tout en insistant sur une trajectoire de baisse prudente et conditionnée aux données. Autrement dit, l’idée qu’un cycle de détente rapide suffirait à relancer les moteurs est illusoire. La politique monétaire est moins restrictive, elle n’est pas redevenue expansive.

Dans ce cadre, la France reste prise entre deux contraintes :

  • Budgétaire avec un déficit public au-delà de 5 % du PIB en 2023 et une dette qui flirte avec 110 % du PIB. Les marges de relance sont mesurées.
  • Salaires et productivité avec une progression des rémunérations qui soutient le pouvoir d’achat mais pèse sur les marges unitaires des secteurs peu intensifs en capital.

Repères France 2023-2024 pour juger des risques 2025

Inflation en net reflux en 2024, mais cœur des prix encore ferme. Déficit au-dessus de 5 % du PIB. BCE en voie de normalisation, pas de relance. Chômage stable autour de 7,5 %. Ces quatre pièces du puzzle expliquent l’hypothèse d’une croissance « basse mais positive » avec des prix qui résistent.

Métriques Valeur Évolution
Inflation France 2023 moyenne environ 5 % -
Inflation France été 2024 environ 2 à 2,5 % en glissement annuel en baisse nette
Chômage France mi-2024 autour de 7,5 % légère hausse vs 2023
Croissance du PIB 2023 ≈ 1,0 % modeste
Taux de dépôt BCE juin 2024 3,75 % -25 pb vs 2023
OAT 10 ans 2024 ≈ 3 à 3,5 % volatil
P/E anticipé CAC 40 mi-2024 ≈ 13 à 14 au-dessus de la moyenne décennale

La résultante est connue : les conditions financières se détendent à la marge mais restent exigeantes. Les secteurs à forte intensité capitalistique respirent, la construction et l’immobilier restent sous pression, et la consommation de milieu de gamme arbitre au centime près.

Entreprises françaises : prix, salaires et marges au centre du jeu

Dans un régime de stagflation light, les dossiers de pricing et de productivité redeviennent stratégiques. Les sociétés qui combinent pouvoir de prix, coûts variables flexibles et chaîne d’approvisionnement sécurisée sortent du lot. Les autres subissent : volumes hésitants, remises plus fréquentes, cycles d’encaissement allongés, provisions sur stocks.

Côté salaires, le rythme de revalorisation de 2023-2024 a amélioré le pouvoir d’achat et stabilisé la demande. Mais pour les secteurs à faible productivité apparente, chaque 1 point de coût salarial non compensé par des gains d’efficacité rogne directement la marge opérationnelle. Les directions financières reviennent donc aux fondamentaux : segmentation fine des hausses de prix, contrats d’approvisionnement plus courts, couverture énergétique ciblée, digitalisation d’atelier plutôt que grands programmes IT risqués.

Lvmh : pricing power et discipline d’allocation

Dans le luxe, la part du pricing dans la croissance a dominé sur plusieurs années. L’arbitrage de gamme et la rareté organisée ont protégé les marges face à l’inflation des coûts d’entrée. La fragilité conjoncturelle vient moins du coût que de la demande internationale et des décalages touristiques, ce qui impose de soigner l’exécution retail et le mix géographique.

Carrefour : arbitrage prix-volume et efficacité du working capital

Grande distribution et stagflation light ne font pas bon ménage si la chaîne promo s’emballe. La clé tient à la rotation des stocks et à la logistique fine. Les hausses de prix sont reçues si et seulement si la qualité perçue et la marque distributeur suivent. Le cash conversion cycle devient un indicateur de santé stratégique.

Safran : carnet de commandes et indexation contractuelle

Aéronautique civile et défense offrent une visibilité rare en phase molle. Les contrats long terme, parfois indexés, protègent le pricing tandis que la dynamique du trafic soutient les activités de services. Le risque-clé demeure la chaîne d’approvisionnement et le coût des retards, plus que la demande finale.

L’encadrement de l’IRL et les dispositifs temporaires de plafonnement ont amorti les chocs 2022-2023 pour les locataires. Les directions immobilières doivent recalibrer 2025 avec trois angles : clauses d’indexation, renégociation des surfaces, coûts de mise aux normes. Le gain dépend souvent plus de la géographie et de la qualité de l’actif que du loyer facial.

Marchés au zénith et concentration extrême : ce que cela change pour le risque

Des indices au plus haut signalent une normalisation des anticipations de profits, pas l’absence de risques. Aux États-Unis, la concentration du S&P 500 a atteint un niveau inédit depuis des décennies, portée par quelques mégacapitalisations technologiques

. Une concentration élevée signifie qu’un nombre réduit de titres expliquent une part disproportionnée de la performance. C’est un cadeau dans les phases d’euphorie, c’est un amplificateur de volatilité dans les phases de doute.

En Europe et en France, la corrélation aux mégatrends d’IA et d’électronique est plus diffuse, mais réelle via les chaînes de valeur et les équipementiers. Pour les portefeuilles d’entreprises, cette concentration implique deux décisions :

  • Couverture de marché plus granulaire, avec des hedges sectoriels plutôt que des protections de large cap génériques.
  • Gestion du risque fournisseur en second niveau sur les composants électroniques clés, où la cyclicité peut revenir vite et fort.

Trois outils simples suffisent pour la gouvernance des risques :

  • Poids cumulé des 5 et 10 premières capitalisations dans l’indice.
  • Contribution à la performance à 12 mois des 10 premiers contributeurs.
  • Indice de Herfindahl-Hirschman appliqué aux poids sectoriels.

Quand ces trois métriques clignotent rouge, la diversification réelle est inférieure à la diversification apparente.

Dette souveraine et corporate : secousses silencieuses, effets réels

La phase 2024 a montré à quel point la sensibilité des spreads pouvait surprendre. L’écart OAT-Bund s’est écarté lors des épisodes politiques avant de se resserrer partiellement. Pour les entreprises, le message est clair : les fenêtres de marché existent mais se referment vite. La discipline de financement redevient une compétence stratégique.

En pratique, les directions financières françaises ont trois leviers concrets :

  • Allonger sans surpayer la maturité moyenne quand la courbe le permet, via tranches plus petites plutôt qu’un méga-print unique.
  • Rouvrir le dialogue bancaire pour sécuriser des lignes confirmées et des covenants adaptés au cycle de trésorerie.
  • Activer des solutions hybrides quand l’accès au marché est plus serré : Schuldschein, placements privés, émissions durables avec KPIs crédibles.

Côté corporate high yield, le mur d’échéances 2025-2027 impose de garder de la poudre sèche. Les refinancements qui se feront à +150 ou +250 points de base par rapport à 2021-2022 devront être compensés par des gains d’efficacité ou des hausses de prix ciblées. Le risque n’est pas la solvabilité immédiate, c’est l’érosion lente de la couverture d’intérêts.

Test de résistance simple pour un CFO

Simuler une hausse de 100 points de base du coût de financement sur 30 % de la dette à refinancer sous 24 mois, avec une stabilité des volumes et un pricing net +1 %. Si la marge d’EBIT se comprime de plus de 50 points de base et que l’ICR glisse sous 3, il faut arbitrer soit les capex, soit le rythme de revalorisation pour préserver la notation.

Ce qui peut mal tourner dès la rentrée : trois déclencheurs à surveiller

Les marchés ont pris l’habitude de lire les chiffres d’inflation comme un bulletin météo. Or, ce qui décrit une stagflation light est souvent un faisceau de signaux discrets plutôt qu’un indicateur unique. Trois déclencheurs méritent la vigilance.

1. Une surprise d’inflation sur les services

La baisse de l’énergie a produit l’essentiel de la désinflation 2023-2024. Si les services continuent de croître au-delà de 3 % sur un an, alors que l’industrie plafonne, la BCE ralentira son assouplissement. Pour les entreprises à coûts salariaux rigides, c’est un étau.

2. Des guidances prudentes en série

Quand les directions tentent de préserver la visibilité, elles coupent d’abord sur les capex de croissance discrétionnaires. Deux ou trois avertissements consécutifs dans des secteurs différents signalent que la demande réelle s’érode. Les sous-traitants en souffrent avant les donneurs d’ordre.

3. Un resserrement du crédit commercial

Le durcissement des délais de paiement remonte plus vite dans les données factoring que dans les comptes nationaux. Un allongement net du DSO dans l’industrie et les services aux entreprises, conjugué à des stocks qui cessent de se normaliser, est un classique de fin de cycle mou.

Ces trois déclencheurs ne sont pas spectaculaires. Ils sont cumulatifs. Ensemble, ils dégradent la marge brute, immobilisent du cash et obèrent l’EBIT sans faire la une des journaux.

Plan de marche pour directions générales : arbitrer le temps et le prix

Le premier réflexe consiste à empiler les scénarios. Le bon réflexe est d’aligner le calendrier, le pricing et le bilan. En stagflation light, le temps est la ressource rare.

  • Pricing. Conserver des hausses modulaires, calibrées par segment et par canal, avec des ajustements trimestriels plutôt qu’annuels. Donner la priorité aux lignes à forte valeur perçue et élasticité faible.
  • Bilan. Pré-positionner des lignes de liquidité et des émissions de moyen terme avant la pointe des besoins. Mieux vaut deux fenêtres moyennes qu’une fenêtre idéale hypothétique.
  • Opérations. Accélérer l’automatisation à ROI court, réduire le scope des programmes IT multi-annuels, et attaquer le coût fixe logistique. Le pilotage du fonds de roulement vaut 50 points de base d’EBIT quand il est fait sérieusement.

La zone d’atterrissage la plus robuste pour un groupe français moyen en 2025 n’est pas la croissance à tout prix. C’est la résilience rentable : maintenir l’EBIT, préserver le free cash-flow, et reconstruire des amortisseurs pour 2026. Si le cycle ré-accélère, les entreprises lean seront les premières à réinvestir. Si le cycle se ramollit, elles auront du temps.

Ce que disent les chiffres, sans bruit

France 2023-2024 : inflation retombée proche de 2 à 2,5 % à l’été 2024, chômage autour de 7,5 %, déficit supérieur à 5 % du PIB, BCE à 3,75 % sur le taux de dépôt en juin 2024. C’est un régime de croissance faible, inflation maîtrisée mais pas éteinte, cohérent avec l’hypothèse d’une stagflation light si les salaires et les services restent dynamiques (INSEE et BCE).

Un dernier mot sur la gouvernance des risques. Les comités doivent expliciter leur hiérarchie des priorités 2025 : marge avant part de marché ou l’inverse. L’absence de hiérarchie coûte plus cher que la mauvaise décision. C’est d’autant plus vrai quand les indices carburent et que le risque perçu est faible.

Feu d’artifice boursier, économie en retenue : un paradoxe qui oblige

Les marchés ont le droit d’être optimistes. Les entreprises, elles, n’ont pas le droit d’être insouciantes. La stagflation light n’est pas une fatalité, c’est un test de gestion

. Si l’inflation de services recule, si les salaires s’alignent sur la productivité et si les spreads se détendent, l’hypothèse disparaît d’elle-même. Si au contraire l’économie s’enlise dans un 1 % de croissance avec 2,5 % d’inflation et des coûts nominaux au taquet, il faudra piloter finement.

L’étrangeté du moment tient à ceci : les indices reflètent surtout la trajectoire des leaders globaux et la baisse attendue des taux, tandis que la microéconomie des marges se joue à quelques dixièmes. C’est ce décalage qui peut mal tourner si la réalité rattrape trop brutalement la narration

. L’enjeu, pour les directions françaises, est de gagner du temps sans perdre la main sur les prix. Dans un cycle qui n’offre ni vent arrière ni tempête frontale, c’est la finesse du gouvernail qui fait la différence.