Les investisseurs internationaux sous-estiment encore trop souvent la solidité réelle d’actifs situés dans les pays émergents, avec à la clé des primes de risque gonflées et des projets sous-financés. Les données récentes et les retours de marché montrent pourtant un tableau plus nuancé, voire plus favorable. Pour les entreprises françaises et leurs financeurs, c’est un enjeu stratégique: réduire l’écart entre risque perçu et risque mesuré afin de faire baisser le coût du capital.

Risque perçu, risque réel: quand la prime de risque s’écarte des fondamentaux

Les flux vers les marchés émergents se construisent historiquement sur une évaluation « pays » plutôt que « projet ». En pratique, les comités d’investissement agrègent des facteurs macroéconomiques, politiques et de liquidité, souvent au détriment d’une analyse granulaire de l’actif financé. Résultat: l’exigence de rendement intègre un coussin de sécurité qui reflète la volatilité du marché et non la résilience opérationnelle d’un projet bien structuré.

Ce biais d’approximation se renforce lorsque des critères peu pertinents entrent en scène, tels que la proximité géographique ou la simple appartenance régionale. Il en découle une prime de risque régionale qui n’existe pas toujours dans les fondamentaux. Forbes France a récemment souligné l’ampleur de ces perceptions erronées, qui limitent la profondeur des marchés, malgré des données plus robustes que prévu (Forbes France).

Pour un acteur français, l’enjeu est double. Premièrement, distinguer le risque spécifique du risque de marché afin de mieux positionner ses offres de financement. Deuxièmement, activer les mécanismes de réduction de risque disponibles: garanties, rehaussement de crédit, monnaies de financement adaptées, structuration fiscale et juridique. Cet outillage n’est pas accessoire: il conditionne l’accès au financement long.

Prime de risque: ce que voient les investisseurs

La prime de risque agrège plusieurs composantes: risque souverain, risque de change, risque juridique, liquidité, gouvernance de projet. Lorsque l’analyse project-specific est solide, une part significative de cette prime peut être compressée via des garanties partielles, une structuration en monnaie forte et une meilleure transparence contractuelle.

Le spread d’un souverain émergent sur un benchmark en devises fortes s’explique par la probabilité de défaut anticipée, la perte en cas de défaut attendue, la liquidité de l’émission et la corrélation à des facteurs globaux comme les taux américains. Dans les phases de stress, le beta marché domine et masque la différenciation pays, d’où des opportunités d’arbitrage pour les investisseurs fondamentaux.

Chocs politiques et corrections de marché: le cas gabonais comme révélateur

Les marchés émergents vivent des épisodes de contagion où un événement local provoque un ajustement généralisé des prix. Le coup d’État au Gabon fin 2023 a illustré cette mécanique: les investisseurs ont vendu des obligations africaines au sens large, sans distinction systématique des fondamentaux. Les émetteurs perçus comme solides ont subi un élargissement des spreads par pure association régionale.

Gabon 2023: effet domino sur les obligations africaines

L’éviction du président Ali Bongo Ondimba a rapidement déclenché une aversion au risque accrue pour les dettes africaines, y compris celles d’émetteurs stables. Certains pays n’ayant pas connu d’instabilité interne, comme le Kenya, ont enregistré des coûts d’emprunt plus élevés. Les spreads de crédit se sont écartés, reflétant davantage la prime de risque régionale que la détérioration des flux de trésorerie des émetteurs.

Ce type de correction en chaîne met en évidence une déconnexion entre événement et valeur fondamentale. Pour les investisseurs actifs, l’épisode a aussi créé des fenêtres d’entrée sur des obligations pénalisées à tort. Pour les entreprises françaises avec des projets en Afrique, la leçon est claire: cloisonner le risque contractuellement afin de limiter l’impact des chocs exogènes sur le coût du capital.

Lire un spread: indicateur de prix, pas verdict définitif

Un spread n’est pas une sentence. Il photographie un rapport de force temporaire entre acheteurs et vendeurs. Lorsqu’il intègre des primes de liquidité et de volatilité, il peut s’écarter du risque de crédit fondamental. Les tables d’amortissement, la qualité des sûretés et les mécanismes de step-in peuvent au contraire améliorer la valeur économique de long terme.

1. Sensibilité aux taux de référence: si le prix réagit surtout au mouvement des UST, la composante crédit est peut-être secondaire.

2. Événements contractuels: y a-t-il une clause déclencheur dans les 12 mois à venir qui change la structure de cash-flows.

3. Couverture de change et duration: un allongement de duration non couvert peut expliquer l’élargissement du spread davantage qu’un risque de défaut.

Défauts et recouvrements: une réalité statistique plus favorable qu’attendu

Les séries historiques montrent que les marchés émergents ne sont pas systématiquement plus risqués en termes de défauts d’entreprise. Au cours de la période post-crise financière mondiale, des analyses crédit ont mis en évidence des taux de défaut cumulés pour des émetteurs émergents inférieurs à ceux observés sur certaines poches des économies avancées. Cette résilience renvoie à des taux d’endettement modérés, des bilans plus flexibles et une discipline accrue face aux chocs extérieurs.

Sur le recouvrement, il faut impérativement distinguer les instruments. Les prêts d’infrastructure sécurisés par des actifs essentiels et des contrats d’achat long terme affichent des taux de récupération plus élevés que les obligations non sécurisées

. À l’inverse, les restructurations souveraines d’obligations internationales aboutissent souvent à des recouvrements plus modestes. Le message clé pour les comités français: le type d’instrument compte autant que le pays.

Les données agrégées publiées par le Groupe de la Banque mondiale en mars 2024 pointent des profils de défaut plus favorables que ne le suggèrent les préjugés, notamment sur les prêts aux infrastructures des économies en développement. Pour la période 2010 à 2022, ces défauts se situeraient en moyenne sous 1 pour cent par an, soit un meilleur niveau que les pays à haut revenu, autour de 1,5 pour cent (Banque mondiale, mars 2024).

Sur les taux de recouvrement, les études de marché convergent sur un constat: la récupération moyenne des prêts adossés à des actifs d’infrastructure est substantielle, souvent supérieure à la moyenne obligataire globale proche de 60 pour cent, alors que les obligations souveraines émergentes restructurées se négocient fréquemment dans une fourchette de 30 à 40 pour cent de valeur de récupération. Cette hétérogénéité justifie une approche segmentée plutôt qu’une politique de guichet.

Métriques Valeur Évolution
Taux de défaut annuel prêts infrastructure EMDEs 2010 à 2022 < 1 % Meilleur que pays à haut revenu 1,5 %
Taux de recouvrement typique prêts d’infrastructure Environ 70 % Supérieur à la moyenne obligataire globale proche de 60 %
Taux de recouvrement obligations souveraines EM restructurées 30 à 40 % Dépend de la structure des échanges et des CACs
Part des besoins de financement climatique dans les EMDEs d’ici 2030 80 % Besoins estimés à 2 400 Md USD par an
Attractivité de l’Afrique pour les General Partners PE 54 % Sondage publié début mai 2025

Les prêts d’infrastructure bénéficient de sûretés réelles, d’affectations de créances et de contrats de long terme avec des offtakers parfois publics. À l’inverse, une obligation souveraine sans sûreté repose sur la capacité et la volonté de payer d’un État, dans un cadre de négociation complexe. Les LGD attendues s’éloignent donc mécaniquement.

Réduire le coût du capital: instruments et pratiques à la portée des acteurs français

Les outils existent et sont compatibles avec les exigences réglementaires européennes. Les banques multilatérales et les institutions financières de développement proposent des garanties de crédit, des couvertures de risque politique et des mécanismes de partage des pertes. À l’échelle française, Bpifrance Assurance Export gère des garanties publiques, tandis que l’AFD et Proparco soutiennent des projets privés et des fonds sectoriels.

Les assureurs soumis à Solvabilité II peuvent investir via des véhicules bénéficiant de rehaussements de crédit, limitant la charge en capital. Les entreprises de taille intermédiaire et grands groupes peuvent structurer des financements en monnaie forte, adosser des hedges de change et intégrer des clauses de protection pour maintenir la bancabilité du projet en cas de choc exogène.

Outils mobilisables pour sécuriser la structuration financière

  • Garanties partielles de crédit: réduction de la probabilité de défaut allouée aux tranches seniors.
  • Assurance risque politique: couverture du non-transfert, expropriation, rupture de contrat.
  • Monnaie de financement adaptée: minorer l’exposition devise via ventes à terme ou swaps.
  • Clauses step-in et comptes de réserve: sécuriser la continuité opérationnelle.
  • Structuration en tranches: attirer des profils d’investisseurs différents selon le risque.

Checklist de structuration pour les comités d’investissement

1. Confirmer la robustesse contractuelle: PPA, clauses de paiement, indexation. 2. Calibrer une garantie au point où la tranche senior atteint l’objectif de rating. 3. Modéliser le change et la duration. 4. Identifier les contreparties publiques crédibles. 5. Documenter les mécanismes de remédiation et de step-in.

Une garantie émise par une institution notée investment grade améliore la qualité de crédit de l’exposition. Pour un assureur, cela réduit la SCR associée. L’effet dépend du niveau de couverture, de la seniorité et de l’émetteur de la garantie. La documentation doit expliciter la transférabilité et le traitement prudentiel, point clé en comité risques.

Passer à l’échelle: regrouper les projets et standardiser les cadres

Au-delà de la perception du risque, la taille moyenne des projets dans les économies en développement reste un frein. Les données récentes montrent que les projets y sont en moyenne trois fois plus petits que dans les pays à revenu élevé. Cette fragmentation accroît les coûts de transaction, dilue la liquidité secondaire et décourage certains institutionnels qui gèrent de grands tickets.

La réponse passe par la création de pipelines agrégés: regrouper des actifs homogènes par secteur, maturité ou juridiction. Des véhicules de titrisation ou des obligations thématiques standardisées offrent une profondeur et une répétabilité recherchées par les investisseurs français, tout en conservant un cadre de reporting aligné avec les attentes ESG.

La normalisation des mécanismes de certification et l’harmonisation des mandats d’investissement réduisent aussi les coûts d’entrée. Des estimations de marché publiées en 2023 indiquent qu’une meilleure standardisation pourrait abaisser de 20 à 30 pour cent les coûts d’onboarding sur ces classes d’actifs, notamment via des due diligences réutilisables et des clauses contractuelles types (J.P. Morgan).

Rôle des acteurs français dans l’agrégation des projets

Les banques de grande clientèle et les asset managers français peuvent piloter des plates-formes sectorielles avec des partenaires de développement. L’objectif: mutualiser l’origination, documenter un standard contractuel, sécuriser un anchor investor public et ouvrir des tranches juniors à des philanthropies, afin de renforcer l’effet catalytique sur les tranches seniors.

Une structure type combine capital concessionnel, tranche mezzanine garantie et tranche senior achetée par des investisseurs institutionnels. Le subordination ratio doit être dimensionné sur la base d’une analyse cash-flow bottom-up, pas d’un ratio fixe. Les triggers de rehaussement et les covenants doivent privilégier la continuité d’exploitation plutôt que le défaut technique.

Afrique: momentum confirmé, de la côte d’ivoire aux capitaux du golfe

Malgré les chocs récents, plusieurs économies africaines affichent une trajectoire de croissance soutenue et une amélioration du cadre de financement. Les investisseurs spécialisés y lisent un potentiel de diversification et des rendements ajustés du risque compétitifs. Le capital-investissement le constate: une majorité relative de General Partners interrogés au printemps 2025 classent l’Afrique comme le marché émergent le plus attractif pour les années à venir.

Côte d’ivoire: cap sur la croissance et signal pro-investisseurs

Selon les éléments publiés par la Direction générale du Trésor, la Côte d’Ivoire a maintenu en 2024 une croissance d’environ 6,5 pour cent, malgré un environnement mondial plus heurté. Les investissements étrangers ont progressé d’environ 10 pour cent, portés par l’agriculture, les infrastructures et les services. Les indicateurs de crédit restent soutenus, avec des taux de défaut bas sur la décennie écoulée.

Au-delà des chiffres, le pays a poursuivi la mise à niveau de ses infrastructures, facilitant l’implantation d’entreprises industrielles et de services. Pour un corporates français, l’attractivité se joue aussi dans la clarté du cadre réglementaire et la présence d’offtakers crédibles, qui sécurisent les cash-flows des projets d’énergie ou de transport.

1. Demande domestique dynamique et postes frontaliers fluidifiés. 2. Axes logistiques renforcés autour du port d’Abidjan. 3. Volonté des autorités de conclure des contrats de long terme dans l’énergie et l’eau. 4. Écosystème de banques locales actives sur le project finance en syndication avec des banques européennes.

Émirats arabes unis: ports, énergies et diversification des capitaux

Les Émirats arabes unis accroissent leur empreinte en Afrique, notamment via des investissements dans les hubs portuaires et l’énergie. Des accords d’un montant agrégé d’environ 5 milliards de dollars ont été annoncés en 2024, illustrant l’appétit du Golfe pour des actifs réels générateurs de cash-flows. Ces montages s’appuient souvent sur des partenariats public-privé et des consortiums.

Ce flux de capitaux complète utilement la présence européenne, en cofinançant des projets d’infrastructure critiques. Pour les acteurs français, ces partenaires du Golfe peuvent coporter la tranche equity ou mezzanine, stabilisant la structuration financière et réduisant la pression sur la tranche senior.

Transition climatique: une équation de financement qui exige des capitaux privés

Les économies émergentes représentent l’essentiel des besoins de financement climatique d’ici 2030, évalués à environ 2 400 milliards de dollars par an, dont 80 pour cent pour les EMDEs. Les budgets publics et l’aide internationale ne suffiront pas. Seule une mobilisation de capitaux privés à grande échelle permettra de combler une part significative du gap.

Le blended finance a ici une valeur démontrée: en combinant fonds concessionnels et tranches commerciales, il rend bancables des projets qui ne le seraient pas autrement. Des portefeuilles d’énergies renouvelables en Afrique de l’Est ont montré des rendements stables grâce à des contrats d’achat de long terme, malgré un environnement perçu à risque. Pour un investisseur français, la clé est de calibrer précisément l’ancrage public et la protection juridique afin de lisser la courbe de rendement sur la durée.

Au plan opérationnel, l’alignement entre banques multilatérales, institutions de développement, banques commerciales, assureurs et agences de notation est déterminant. La transparence des indicateurs d’impact, la traçabilité des fonds et la comparabilité des cadres ESG facilitent l’entrée des institutionnels soumis à des mandats stricts. Un rapport de référence du ministère de l’Économie publié en 2019 a déjà recommandé un recours accru à ces mécanismes pour renforcer la présence française sur le continent africain, en particulier sur les infrastructures.

Cinq priorités pour déverrouiller les flux privés

1. Renforcer l’infrastructure de marché: data rooms standard, rating de projets. 2. Développer les compétences locales et les JV. 3. Combler les déficits d’information avec des datasets ouverts. 4. Restaurer la confiance en sécurisant les droits des créanciers. 5. Harmoniser les cadres politiques et réglementaires pour réduire le coût d’entrée.

Ce que gagnent les entreprises et investisseurs français en recalibrant le risque

Revoir la grille d’analyse offre des gains tangibles. D’abord, une baisse de la prime de risque exigée sur les projets correctement structurés, ce qui réduit le coût du capital et améliore la compétitivité des offres françaises face à des concurrents soutenus par des guichets publics étrangers. Ensuite, une diversification de portefeuille réellement décorrélée, qui limite la concentration sur quelques secteurs domestiques trop disputés.

À l’échelle de la Place de Paris, le bénéfice est systémique. Les banques consolident un pipeline d’opérations récurrentes, les gérants d’actifs créent des produits d’épargne de long terme alignés avec la transition climatique, et les assureurs trouvent des actifs à duration longue compatibles avec leurs passifs. Les instruments de réhaussement de crédit jouent ici un rôle de catalyseur, en transformant des profils de risque pour répondre aux contraintes prudentielles.

Le point de bascule reste l’accès à des données crédibles. La publication par la Banque mondiale en mars 2024 de statistiques exclusives sur le risque de crédit dans les marchés émergents a été un pas important, car elle permet d’ancrer les discussions sur un socle factuel. En parallèle, les retours de terrain des sponsors techniques, des agences de développement et des cabinets d’audit doivent être structurés dans des formats comparables, propices à une prise de décision rapide par les comités d’investissement.

Relancer l’allocation: du diagnostic aux décisions d’investissement

Les faits s’accumulent: biais de perception documentés, contagion de marché qui masque les fondamentaux, statistiques de défaut et de recouvrement plus nuancées qu’attendu, solutions de structuration disponibles. Pour l’écosystème français, l’opportunité est claire. En combinant données vérifiées, garanties ciblées et pipelines agrégés, il devient possible de replacer les marchés émergents dans la frontière efficiente des portefeuilles et d’accroître l’impact économique et climatique des capitaux mobilisés.

La discipline de risque n’est pas une injonction contradictoire: elle est l’alliée d’une meilleure allocation. Le blended finance bien calibré peut être rentable pour les investisseurs privés tout en livrant des actifs essentiels aux économies concernées, notamment en Afrique. Les chiffres mis à disposition par des institutions reconnues permettent d’aborder ces marchés avec une prudence informée plutôt qu’une méfiance par défaut.

Réduire la distance entre risque perçu et risque réel, c’est transformer un angle mort en classe d’actifs investissable, au service d’une croissance durable et d’un financement climatique plus efficace.